ENQUÊTE
SUR LES MAOS EN FRANCE
GENEVIEVE
GENEVIEVE. - Je faisais partie d'une
famille dévote. Surtout ma mère.
Certaine croyance
m'est restée.
Quand j'étais
petite, il y a eu comme un petit miracle. J'avais des verrues
partout sur le visage, sur les mains, aux aisselles.
Ma mère m'a
dit : " Va dans une église que tu ne connais pas
et mets de l'eau bénite sur tes verrues. "
Je l'ai fait et
quatre jours après mes verrues avaient disparu, sauf aux
aisselles où j'avais oublié de mettre de l'eau
bénite.
C'est bête
mais c'est une cbose qui m'a marquée.
A ce moment-là,
je voulais aller travailler dans une léproserie.
J'ai toujours voulu
aller avec les plus malheureux mais je n'ai jamais voulu être
religieuse. Maintenant, je ne vais plus à l'église.
A dix-huit ans,
j'ai dit : " Ça va bien les singeries. Je peux prier
toute seule si je veux. "
II y avait un défilé
de curés chez nous mais je résistais.
Aujourd'hui, il
m'arrive de prier comme ça : " Mon Dieu, si vous
existez, faites quelque chose. "
J'ai fait baptiser
mes enfants.
Ma fille a voulu
faire sa communion.
Je l'ai laissée
faire.
Les enfants choisiront,
comprendront d'eux-mêmes.
Je veux les laisser
faire.
J'envisageais la
léproserie quand j'étais petite.
J'envisageais beaucoup
de choses mais tout s'est passé le contraire de ce que
j'imaginais, alors je n'imagine plus rien.
Oui, les curés
me poussaient à aller à la messe mais je trouvais
que ce que je vivais, c'était déjà une messe
: c'était déjà la révolution avec
ma mère.
Mon père
est mort quand j'avais onze ans. Il était méchant
mais j'étais sa préférée; lui, il
était plutôt pour le communisme mais il ne faisait
rien.
Il était
très coléreux.
Ça nous rendait
nerveux, mon frère et moi, et on avait des tics.
Pour nous guérir,
mon père nous plantait devant la cuisinière, et
le premier qui avait son tic, qui remuait l'il ou l'épaule,
recevait un coup de martinet. C'était un gros martinet
à onze lanières. Il me semble qu'il aurait plutôt
dû faire le contraire pour nous guérir.
Puis mon père,
ma mère qui était trop petite pour nous attraper
avec le martinet, a mis un manche à balai au bout.
A la maison, ce
n'était pas la richesse mais on ne manquait de rien.
Jusqu'à la
mort de mon père, j'ai eu une enfance heureuse. Après
j'ai été chez les surs en semi-apprentissage.
Je travaillais et
je préparais mon C.A.P. de dactylo mais je n'ai jamais
voulu faire ce métier-là.
J'avais l'horreur
des bureaux et des gens qui sont dedans.
Moi, je voulais
être ouvrière, aller en usine.
Ma mère était
déçue mais elle n'a rien dit : elle pensait que
c'était quand même mieux que la léproserie
!
J'avais un oncle
qui faisait partie du conseil municipal dans une ville voisine.
Je trouvais que
ce que faisait mon oncle était très beau : il s'occupait
de la maison des jeunes, il s'occupait des cas sociaux, etc.
Il ne le racontait
pas lui-même, il était trop modeste, mais on parlait
de lui et quand je le voyais, une fois par an, vraiment je l'aimais.
Je ne pensais pas
que je pourrais en faire autant.
Jusqu'à l'année
dernière, j'ai voté Pompidou.
On était
U.D.R. dans la famille. Je ne réfléchissais pas.
Je faisais comme ma mère.
J'aimais le général
de Gaulle parce que ma mère l'estimait. Maintenant, en
sachant ce que je sais, je l'estime beaucoup moins.
A dix-huit ans,
je suis sortie de chez les surs.
Ça ne se
faisait pas dans ma famille, ce n'était pas respectable
d'aller vivre dans un foyer. Alors j'ai tenu autant que j'ai
pu chez ma mère.
J'ai épousé
un gars que j'ai rencontré à l'usine, un gars que
je connaissais à peine.
J'étais de
ces filles qui pensaient qu'il ne faut rien faire avant le mariage.
Je ne savais rien,
je n'avais jamais couché avec personne.
J'avais des principes
que je trouve complètement idiots aujourd'hui. J
e ne mettrai pas
des principes pareils dans la tête de mes enfants, ou si
je le fais je mérite d'être pendue.
Évidemment,
quand le gars et moi, on s'est connu dans le mariage, ça
n'a pas marché.
Les filles maintenant
ont raison d'essayer.
D'ailleurs, je pense
que vivre ensemble, c'est mieux que le mariage, mais changer
tout le temps ce n'est pas bon non plus si ça devient
une routine.
Pour celles qui
sont godiches comme moi, qu'elles essaient au moins avec leur
fiancé.
Moi, je n'ai jamais
réussi ma vie. Je n'ai pas honte de le dire.
Après mon
divorce, j'ai connu un gars avec lequel je suis restée.
Celui-là
vraiment, c'était mon idéal d'homme.
On s'accordait pour
tout.
Je suis tombée
enceinte et il a été tué dans un accident.
Ce gars-là,
je ne l'oublierai jamais.
Je suis restée
seule pendant deux ans avec mes trois enfants, et puis j'ai connu
un jeune, un Espagnol qui voulait faire sa vie avec moi.
Mais il était
trop jeune et j'avais déjà trois enfants.
Il a insisté.
Il revenait tout
le temps.
Un jour, j'avais
le cafard, je lui ai dit oui, mais je n'ai jamais voulu qu'il
reste chez moi. Je n'aurais pas pu le garder tout le temps.
Je crois que j'aurai
encore de la misère à ce qu'un homme reste chez
moi.
L'Espagnol vient
toujours me voir.
J'ai eu deux enfants
avec lui.
Il s'est marié.
Sa femme le sait.
Il lui a dit : "
Cette femme-là ne veut pas de moi mais j'irai toujours
la voir. " Elle a accepté.
Elle aussi, elle
voulait quitter sa famille.
Je n'ai pas voulu
qu'il reconnaisse les enfants. Il ne me donne rien pour eux.
Ces enfants sont
vraiment à moi, même s'ils l'appellent "Papa".
Personne ne peut
me les prendre tandis que les deux grands doivent aller chez
leur père deux fois par mois, et je me demande toujours
pourquoi.
Maintenant, je commence
parfois, de nouveau, à avoir besoin d'affection.
Depuis que j'ai
entamé la lutte, j'aimerais une compagnie à qui
raconter tout ça.
L'Espagnol, quand
je le vois, c'est le père de mes gosses, c'est tout, mais
je ne peux pas lui parler, c'est un être égoïste
et c'est ça qui ne me plaît pas.
Oui, c'est vrai,
je ne sais pas ce qui se passe, j'ai de nouveau envie d'avoir
quelqu'un avec moi.
Pas physiquement.
Je suis une femme qui peut avoir des sentiments mais quand ça
ne me dit rien, ça ne me dit rien.
Ça peut se
faire une fois par an, tant pis.
Je suis plutôt
difficile.
Mon docteur me dit
que je suis plus maternelle que femme. Il a peut-être raison.
J'adore mes enfants
et sans préférence pour l'un ou l'autre. On a trop
souffert des préférences dans ma famille.
Ma sur était
détestée de mon père.
Elle lui ressemble
pourtant.
Elle ne me donnerait
pas un centime et pourtant elle est riche : elle fait les marchés
en Normandie. D'ailleurs, je ne lui demanderai jamais rien. Pas
si bête!
J'ai fait une erreur
avec ma fille. Je l'ai trop prise pour une adulte.
Je lui ai raconté
toutes mes peines, elle a tout partagé.
Maintenant, elle
a onze ans et elle a déjà tout sur les épaules.
L'autre jour, je
suis partie faire une action. Elle a pensé que je pourrais
aller en prison.
Elle m'a dit : "
T'en fais pas, Maman, avec les petits, je me démerderai
", et c'est vrai, elle s'en occupe aussi bien que moi, même
quand ils sont malades.
C'est elle qui les
porte à la crèche quand moi je pars pour l'usine
à quatre heures du matin.
Je fais un horaire
de cinq heures-treize heures.
Je me lève
à trois heures et je prépare un peu la maison avant
de partir.
Ma fille porte les
plus grands à l'école avant de s'y porter elle-même.
Ma fille est bonne
pour les études mais elle a trop de choses à faire.
Je voudrais l'aider
pour qu'elle arrive à être institutrice puisque
c'est ce qu'elle souhaite.
Elle entre en sixième,
cette année, mais, elle est trop mûre, cette petite,
elle n'a jamais vécu son enfance. Ça me rend triste.
Mes enfants c'est
tout pour moi.
Je n'ai pas voulu
les deux derniers. J'ai pris la pilule mais il suffit d'oublier
un jour pour que ça ne marche plus et c'est ce qui s'est
passé.
Et puis, ça
m'avait fait grossir de trente-cinq kilos et j'ai été
obligée de m'arrêter. Lui, il est tellement égoïste
qu'on ne peut pas lui demander de faire attention.
Je donne tout ce
que j'ai aux enfants.
Si les voisines
ne m'avaient pas habillée de force pour la communion,
vraiment je n'aurais rien acheté pour moi.
Quand je travaille,
je gagne bien. Enfin, pour la région.
Environ 800 francs
par mois.
Mais avec les maternités,
je ne travaille pas tout le temps. La préfecture me donne
280 francs.
J'ai les allocations
et ma pension alimentaire de mon ex-mari. Il me donne 150 francs
par mois pour ses deux gosses.
Avec ça,
je suis encore presque la plus riche de la courrée. C'est
moi qui donne ce que j'ai quand j'en ai.
On est aussi aidé
pour la pharmacie. Ça ne me plaît pas de vivre comme
ça.
Je n'aime pas la
mendicité.
Parfois je suis
obligée de m'arrêter de travailler parce que c'est
trop dur pour ma fille.
Elle dépérit.
Alors je m'arrête
pour sa santé, à elle.
Cette année,
elle devra mettre les bouchées doubles à l'école.
Tout le monde va
lui donner un coup de main. J'ai une amie institutrice qui va
l'aider.
Moi aussi, je voudrais
bien donner un coup de main, mais j'ai tout oublié. L'histoire
ça ne m'intéresse pas.
C'est le présent
qui m'intéresse.
Avant, j'habitais
dans un H.L.M. J'avais déjà créé
là une association de locataires qui marchait bien mais
j'ai connu les femmes des courrées en allant porter mes
enfants à l'école.
Elles me disaient
: " Comment fais-tu pour que tes gosses soient si propres?
"
On parlait et elles
expliquaient : " C'est parce que toi, dans ton H.L.M., t'as
une salle de bains. "
Je ne pouvais pas
leur expliquer qu'on peut aussi bien laver les gosses dans une
bassine, si moi, je ne les lavais pas dans une bassine.
Alors, j'ai demandé
à mon propriétaire de me mettre dans une courrée.
Je voulais partager
leurs conditions pour qu'elles ne puissent pas me dire que je
n'avais pas le même point de vue parce que j'habitais un
H.L.M.
Pour leur démontrer
que les gens des courrées peuvent avoir leur fierté,
il fallait que j'habite avec eux.
C'était un
peu une folie parce qu'avec l'allocation logement, je payais
40 francs par mois de loyer dans le H.L.M. et dans la courrée,
ça me revient à 110 francs par mois.
Mais j'étais
consciente de ce que je faisais.
En créant
cette association de locataires dans le H.L.M. pour faire face
aux problèmes d'augmentations de loyers, de charges, etc.,
j'avais pris conscience que je pouvais apporter quelque chose
aux gens.
Sans faire partie
de quoi que ce soit, j'ai toujours aimé m'occuper des
gens.
e pense qu'on peut
toujours faire quelque chose. Dans le H.L.M., j'ai fait quelque
chose mais à partir du moment où on pouvait me
remplacer, continuer sans moi, je pouvais m'en aller.
J'ai donc déménagé
dans la courrée et je ne partirai pas de là tant
que toutes les femmes de la courrée n'auront pas été
relogées.
On est quatorze
familles.
C'est la plus grande
courrée et la plus belle.
Avec un jardin derrière
où. on a mis un bac de sable pour les enfants. Je suis
devenue administrateur à l'A.P.F. (Association populaire
familiale).
On a demandé
un water par famille avec une baraque pour le charbon.
Donc, devant chez
nous, maintenant, on a tout ça. Dans les autres courrées,
il y a un seul water, un trou pour tout le monde.
Généralement,
il y a deux maisons d'un côté, deux maisons de l'autre.
Au milieu de vieux
pavés et pour arriver de la rue, on passe par un long
couloir noir, si étroit que l'on touche les murs si on
est un peu gros.
C'est le genre taudis,
quoi!
Chez moi aussi,
c'est le genre taudis mais on a la chance d'arranger.
Beaucoup d'ouvriers
ne peuvent pas arranger. Quand ils emménagent, ils disent
: " Bon, il y a ça à faire, et ça et
ça. " Et dix ans après, c'est toujours pareil.
J'habite ma courrée depuis deux ans et demi.
Au début,
j'ai été mal accueillie.
Les gens croyaient
que je venais là parce que j'avais été expulsée
du H.L.M.
Ils ne pouvaient
pas comprendre que c'était volontaire.
Je ne pouvais pas
leur dire que je venais pour leur prouver quelque chose.
Je leur disais que
je venais parce que j'étais plus à l'aise avec
eux.
Ils ont fini par
le digérer.
J'ai compris qu'ils m'avaient adoptée quand j'ai eu mes
malaises cardiaques. J'étais bobineuse et je suis tombée
en syncope, pour la première fois devant ma machine.
A l'usine, ils ont
fait venir mon docteur, ils m'ont raccompagnée chez moi,
et là toute la courrée est venue pour m'aider.
Chacun faisant pour
moi un petit travail, ou s'occupant d'un de mes gosses.
Dans la courrée,
on ne s'aide pas financièrement parce qu'on ne peut pas.
La semaine dernière,
j'ai prêté cinquante francs et ça y est,
je n'en ai plus.
J'ai tort, je devrais
penser à mes gosses. D'ailleurs, ma fille, elle se fâche;
elle ne peut plus supporter ça.
C'est la cause de
nos bagarres. J
e ne voudrais pas
qu'elle reste comme elle est maintenant : pas prêteuse.
Elle est arrivée
à ce point-là : elle ne veut pas donner.
Elle dit : "
On a assez de misère. Toi, tu ne dois pas donner. "
La misère
a commencé avec mon mari. Lui, il ne voyait que la voiture.
On devait tout payer pour sa mère.
Moi, je n'avais
jamais rien. Pourtant on travaillait tous les deux.
L'histoire de Yamina
ry'a pas arrangé les choses avec ma fille. Ça a
commencé au mois de mars cette année.
Quinze jours avant,
j'avais été faire un rapport pour l'A.P.F. On
nous demandait un prix excessif pour l'eau, plus une augmentation
de loyer de 40 à 70 francs, inacceptable.
On a décidé
d'écrire à Vivien, le ministre du Logement, qui
est, une fois, descendu dans une courrée voisine.
Notre propriétaire,
c'est le P.A.C. (Propagande et Action Contre le Taudis).
On lui a envoyé
notre pétition, ainsi qu'au préfet.
C'est en faisant
la pétition que j'ai connu Yamina et que je lui ai dit
ma qualité de responsable vis-à-vis de l'A.P.F.,
en tant que femme seule, chef de famille.
Quinze jours après,
elle s'amène chez moi avec sa convocation de la police
pour procédure d'expulsion.
J'appelle la responsable
au-dessus de moi à l'A.P.F., Anne-Marie, qui est mon amie
et on se dit : " II faut faire quelque chose. "
Oui, mais quoi?
On pense qu'il existe
le Secours Rouge pour des affaires comme ça.
J'avais connu le
Secours Rouge, un mois avant, quand on avait occupé l'O.R.C.U.S.O.M.,
la grosse tête de tous les H.L.M. et autres habitations.
L'O.R.C.U.S.O.M.
voulait démolir les courrées même quand il
y avait des gens, des vieux dedans.
L'O.R.C.U.S.O.M.
soutenait aux journalistes que les gens étaient relogés
mais ce n'était pas vrai.
Donc, on a montré
des preuves flagrantes.
Et même une
femme a dû être conduite à l'hôpital
parce qu'on donnait des coups de pioche dans ses murs, autour
d'elle, et qu'elle croyait devenir folle.
Une fois aussi,
on s'est mis devant les pelles des ouvriers pour interrompre
les travaux.
On ne voulait plus
que ça continue. C'était trop dégueulasse.
Quand on a occupé,
il y avait une fille du Secours Rouge qui était restée
avec nous.
On n'avait pas occupé
longtemps parce que le soir même, on avait gagné
sur toute la ligne.
Tous les gens des
courrées étaient descendus pour occuper.
Il y avait même
des vieux de quatre-vingt-dix ans.
Pour Yamina on se
dit : " L'A.P.F. ne marchera pas.
On sait. On connaît
les faiblesses de notre organisation.
On va faire appel
au Secours Rouge. "
C'est ce qu'on a
fait, et on a commencé la mobilisation pour Yamina, c'est-à-dire
qu'on restait nuit et jour chez elle pour empêcher qu'on
vienne la chercher.
On a été
appelés au conseil de discipline de l'A.P.F. On a fait
un meeting dans la courrée.
Il y a eu onze cars
de flics et quatre cars de C.R.S. avec leurs petits tamis sur
la figure et leurs matraques.
Tout le quartier
était cerné.
Aucun Algérien
n'avait le droit d'entrer.
Après, on
a planqué Yamina. On croyait qu'on allait venir la chercher.
Elle avait huit
jours pour quitter la France.
C'est là
que j'ai commencé à comprendre, à ouvrir
les yeux. Ça a été brusque, comme si je
me réveillais brusquement, le jour où Yamina est
venue, où on est allés aux flics avec elle.
On était
cinq à l'accompagner pour répondre à sa
convocation.
Quatre personnes
et un homme qui lui servait d'interprète.
Elle comprend le
français mais elle faisait comme si elle ne comprenait
pas.
On lui a signifié
son expulsion mais nous on lui a dit de ne pas signer le procès-verbal.
A la façon
dont les flics insistaient, à voir comme ils lui parlaient,
j'ai été vraiment troublée.
Avant, pour moi,
la police, c'était sacré. Je disais : " Quand
ils arrêtent quelqu'un, c'est parce qu'il l'a mérité.
"
Or, j'ai vu leurs
façons avec Yamina, et même la façon avec
nous : " De quoi vous vous mêlez, saloperies.
Si vous vous mettez
à défendre les bicots, c'est que vous vous sentez
bicots aussi. "
Et pourquoi voulait-on
expulser Yamina?
Parce que son mari
était mort dans une crise d'ivresse. Il était tombé
par terre, comme ça lui arrivait tout le temps puisqu'il
buvait beaucoup.
Yamina l'a laissé
dormir par terre comme d'habitude mais, ce soir-là, il
était tombé mort.
Yamina a été
accusée de non-assistance à personne en danger
et expulsée pour ça.
La courrée
était indignée et le comité de défense
s'est fait tout de suite.
Quand on occupait
chez Yamina, un autre Algérien nous a fait parvenir son
nom et son adresse sur un papier, mais on n'a pas compris qu'il
demandait de l'aide, qu'il était aussi expulsé.
Il n'avait pas su nous l'écrire.
On croyait au contraire
que c'était un gars content qui voulait nous encourager
comme ça, en nous donnant son nom.
Quand on a compris,
il avait déjà signé son procès-verbal.
On l'a quand même
caché.
Mais un jour, un
journaliste qui était avec nous, un type très bien,
celui-là, qui a même eu des ennuis pour ce qu'il
avait écrit, est venu nous dire qu'il avait parlé
avec les flics et qu'ils avaient assuré qu'ils ne prendraient
pas Abd el-Kader.
On l'a cru.
On a arrêté
la mobilisation, et le lendemain quatre cars de flics sont venus
le chercher à six heures du matin.
Quand on l'a su,
deux cents personnes, les immigrés en tête, se sont
immédiatement remobilisées sur la grande place
et voulaient attaquer le commissariat.
Mais, comme on n'était
pas assez de Français pour protéger les immigrés,
ils auraient été expulsés sur-le-champ,
on a décidé de ne pas le faire.
C'aurait été
une connerie d'attaquer dans ces conditions-là mais il
aurait fallu faire un ce sit-in " ou quelque chose comme
ça. Là, on a été pris au dépourvu.
Après, il y a eu l'histoire d'Ahmed. Son contremaître
lui a planté un coupe-papier dans la main.
Il a été
hospitalisé après avoir été tabassé
par trois contremaîtres.
On l'a mis en prison.
A son procès,
on était venus en masse. Le contremaître s'est sauvé
tellement il avait peur qu'on le tue. Quand Yamina est passée
devant la commission, puisqu'on avait obtenu que le tribunal
juge l'affaire, on était tous venus et, sans mentir, il
y avait bien quarante cars de C.R.S. devant le palais de justice.
A l'intérieur,
c'était bourré de flics aussi.
D'ailleurs, ils
ont arrêté une paire de gars ce jour-là :
deux maos qu'ils ont piqués en plein tribunal sous prétexte
d'enquête judiciaire et auxquels ils ont fait la grosse
tête.
Ils les ont relâchés
le lendemain.
C'était une mobilisation jour et nuit chez moi.
Les immigrés
et les militants s'installaient chez moi sans me demander, pour
dormir et tout.
Je ne pouvais plus
supporter d'avoir tout ce monde chez moi.
J'avais aussi les
flics, des inspecteurs en civil, qui passaient deux fois par
jour.
On avait aussi caché
des tracts chez moi sans me le dire.
Je devais fouiller,
surveiller dans tous les coins parce qu'une perquisition, c'est
vite fait et je risquais gros.
Je ne crois pas
que ce soient les maos qui ont fait cette erreur-là mais
je n'en pouvais plus.
J'ai craqué.
J
e suis partie avec
mes gosses, sous la tente au bord de la mer.
C'est un médecin
du Secours Rouge qui nous a emmenés en auto.
On a tenu cinq jours
avec trente francs, en mangeant des tartines.
C'était bon.
Je me suis aperçue que j'avais vraiment changé,
cette année, au moment des élections municipales.
Là, pour
la première fois de ma vie, j'ai vraiment pris les bulletins.
Je les ai regardés
avec attention pour voir ce que chacun pouvait rapporter et je
me suis dit : " Ce qui se rapproche le plus de mes idées,
c'est le P.S.U. "
Pour la première
fois, je n'ai pas voté U.D.R., j'ai voté P.S.U.
Et puis j'ai fait
un retour en arrière, je me suis dit : " Si j'ai
dû tellement lutter pour une simple association de locataires,
pour Yamina, pour la justice quoi, ça prouve qu'il n'y
a pas de justice ", et je devenais consciente que ce que
j'avais fait, ce n'était plus avec des idées de
droite.
Je me découvrais.
Involontairement j'avais lutté pour quelque
chose qui était de la gauche alors que je croyais que
j'étais de la droite.
C'est insensé,
je pouvais plus me dire que j'étais gaulliste, quand j'ai
découvert ça, j'ai découvert un but.
Tout devenait plus
facile.
Quand je pense à
ce que j'ai dû faire rigoler quand je disais que j'étais
gaulliste.
Je ne savais vraiment
pas que lorsqu'on lutte contre une injustice, on lutte contre
le gouvernement.
Faut vraiment que
je sois bête.
Je n'ai jamais aimé
la classe bourgeoise. Franchement, je ne l'aime pas mais, avant,
je pensais : " II faut des riches, il faut des pauvres.
"
Parfois, je disais
une phrase : " Si on était tous pareils, ça
n'arriverait pas ", mais je ne souhaitais même pas
qu'on soit tous sur un pied d'égalité.
Je ne prenais pas
vraiment conscience.
Maintenant que j'ai
tourné ce film [voire note à la fin], je suis
encore plus forte dans mon changement. J
e veux que tout
change autour de moi.
Même ma maison,
je la vois autrement.
Dans la cuisine,
dès que je suis rentrée, j'ai changé le
papier.
Avant, j'aimais
le papier très romantique, des rosés, etc.
Ce que j'ai choisi,
cette fois, je jure que jamais je ne l'aurais choisi.
C'est très
voyant, très à la mode, avec le plafond très
voyant!
On dirait que je
parle comme une gamine mais c'est très important.
Je me suis découverte
et j'ai la volonté que tout autour de moi, ça se
sente.
Avant, c'était
désastreux, je ne savais pas que je pouvais apporter
quelque chose.
Je le faisais
sans savoir. J'étais généreuse de nature,
bon, allez-y.
Maintenant, je sais
que si je n'apporte rien aux gens, je dois arrêter et trouver
autre chose. J
e suis consciente
que j'ai une lutte à mener et ça me rend très
heureuse. Je regrette seulement de l'avoir découvert si
tard.
Je ne vais pas lutter
pour trente-six choses.
Je vais continuer
à lutter pour les femmes de ma courrée.
Je vais garder mes
responsabilités à l'A.P.F.
Il y a beaucoup
de choses à changer dans une association pour que la base
s'exprime en face des grosses têtes car il y a toujours
des grosses têtes.
Il faut arriver
à supprimer tout ça, à faire entrer de plus
en plus de femmes et d'hommes de la base pour assommer les grosses
têtes.
Je continue aussi
à m'occuper des immigrés mais je ne vais pas, par
exemple, m'occuper des jeunes. Je dois choisir mes responsabilités.
Déjà,
il y a assez de gens qui recommencent à dénier
chez moi.
C'est ce que je
supporte le plus mal. Je n'ai pas de mari. Mes enfants voient
leur père occasionnellement et je dois sauvegarder un
peu de famille.
Je veux que tout
change mais ça aussi doit changer.
Je ne veux plus
être la mère de tout le monde.
e préfère
faire une action efficace à long terme que de recevoir
jusqu'à cinquante personnes par jour, au milieu de mes
enfants.
Mon dernier a dix
mois.
Je ne veux pas me
retrouver en taule pour rien, parce que je n'aurais pas raisonné.
Je fais une différence entre le Secours Rouge et les maos.
J'aime beaucoup
les maos mais je n'aime pas le nom de maos.
Je trouve idiot
qu'on se serve de ce nom-là.
Mao est très
bien, c'est vrai, mais sa révolution vaut pour les Chinois.
Laissons Mao aux
Chinois.
Il y a bien quelqu'un
chez nous avec un nom de chez nous pour faire notre révolution
à nous.
On doit inventer
pour les Français.
On n'est pas des
Chinois.
Les gens de ma courrée
n'acceptent pas les maos parce que, pour eux, c'est chinois;
pourtant si ce que l'on m'a expliqué du maoïsme est
juste, nous sommes tous maos.
Nous sommes tous
en révolte et en lutte contre l'égoïsme.
Le maoïsme,
c'est largement ouvert.
Il y a des maos
qui font des erreurs.
Simone, la fille
qui luttait avec nous pour les immigrés, s'est imaginé
que le comité de défense des femmes de la courrée
n'aurait pas d'idées, que c'était un comité
composé de femmes sans instruction.
Elle a voulu être
un peu meneuse.
Je crois que ce
n'est pas une bonne mao parce qu'elle ne mène pas une
vie normale.
Elle ne travaille
pas en usine, elle n'a rien à s'occuper ou à nettoyer;
elle dort chez l'un, chez l'autre.
Donc elle a des
idées très fausses et elle ne connaissait pas les
femmes de la courrée.
Elle ne savait pas
qu'on avait déjà lutté ensemble avec l'A.P.F.,
que justement on avait des idées.
Elle voulait nous
conduire un peu n'importe comment et n'importe où; même
dans les manifestations, elle disait n'importe quoi.
Et les femmes n'acceptaient
pas.
Les décisions
devaient être prises par le comité de défense
et non par Simone qui aurait dû s'effacer.
Si on l'avait écoutée,
on aurait foncé dans le commissariat pour Abd el-Kader.
Elle ne voyait pas
que c'était le massacre pour tous les immigrés.
On ne lui reproche
pas tellement de vouloir donner des ordres mais de donner des
ordres faux.
Dans la courrée,
elle est encore acceptée comme fille mais comme mao, non.
On dit : "
Si les maos, c'est comme Simone on n'en veut pas. "
Les femmes de la
courrée ont sept, cinq, huit enfants. C'est énorme.
Si on n'avait pas
su s'y prendre, on serait toutes en taule, ça c'est sûr.
On ne peut pas beaucoup se permettre d'aller en taule.
S'il faut y aller,
on ira, mais on veut pouvoir juger si ça vaut le coup.
Les autres maos
ne sont d'ailleurs pas d'accord avec Simone mais elle n'a rien
compris, elle recommence les mêmes erreurs.
Ici, le maoïsme
n'a pas bien pris parce que, justement, on n'a pas assez respecté
les idées des gens.
On n'a pas été
assez ouvert.
On m'a dit que le
maoïsme c'était le parti communiste en mieux, que
c'était lutter pour la justice mais en tapant plus fort
que les organisations.
Le parti communiste
français c'est s'écraser la tête l'un de
l'autre, ça ne me plaît pas mais si on veut faire
un parti communiste chinois, on n'y arrivera pas non plus.
Parfois, les maos
font du bon boulot.
Mais quelle idée
de s'appeler mao, vraiment ça m'énerve ce mot-là.
Je suis mao puisque
je lutte pour la justice, mais dans l'état actuel je ne
veux pas qu'on me prenne pour une militante maoïste.
Je ne suis même
pas militante du tout.
Pour être
militant, il faut avoir à faire quelque chose, avoir prouvé
la solidité de sa personne.
Or, je ne suis pas
solide et je n'ai pas fait grand-chose. Pas encore.
Je suis au début.
Je me découvre.
Est-ce que dans
un an je serai pareille? Même pour moi, je dois me prouver
des choses.
J'y tiens beaucoup.
Quand j'ai participé
au film, on m'a fait venir en tant qu'ouvrière, pas en
tant que militante.
On m'a payée
et je suis venue pour l'argent.
Je ne voulais pas
faire ce film, et après avoir lu le premier scénario
je n'en sentais toujours pas le besoin.
C'est vraiment le
fric qui m'a poussée.
Maintenant, même
si on ne m'avait pas payée, je l'aurais fait gratuitement.
C'est là,
que j'ai fini de me découvrir, parce que c'est après
le film que j'ai senti le besoin de tout changer. J'ai connu
des gens que je ne connaissais pas.
Je pensais qu'un
metteur en scène, c'était quelqu'un qu'on n'approche
pas, vraiment le bourgeois.
Quand j'ai vu Marin,
je suis tombée des nues.
Même par son
amitié, il m'a apporté un changement dans ce que
je croyais du monde.
Je voyais que les
intellectuels pouvaient aller avec le peuple. Peut-être
que les intellectuels écriront pour la révolution.
Je ne sais pas si
ce sera autre chose que l'appel du 18 Juin; il y en a un qui
fait l'appel, mais c'est le peuple qui se mouille.
Je ne crois pas
que les intellectuels seront en tête de la révolution,
ni qu'ils feront le gros boulot, mais je ne les méprise
pas, on en a besoin.
J'ai aussi beaucoup
appris des ouvrières d'Elbeuf. Il y en avait une de soixante-neuf
ans.
Je ne sais pas si
elle a conscience de ce qu'elle fait mais j'aurais voulu que
ma mère lui ressemble.
C'est une femme
qui a fait cinquante ans d'usine, qui a fait les grèves
de 36 et tout, et qui n'est pas découragée, qui
veut toujours lutter, qui peut parler de tout avec les jeunes.
Sur le film, beaucoup
de filles ont pris conscience en même temps.
Elles n'étaient
pas les mêmes au début et à la fin du film.
Maintenant, s'il
arrive quelque chose dans leur usine, on sent qu'elles seront
les premières à débrayer, alors qu'avant
elles auraient traîné ou même refusé.
Ginette, celle qui
joue la déléguée syndicale dans le film,
n'avait jamais connu de grève.
Maintenant, je crois
qu'elle est prête à séquestrer un patron.
J'ai trouvé
plus qu'une famille, j'ai vu des gens qui évoluaient comme
moi, en même temps que moi. Ça m'a donné
confiance.
Je n'étais
pas seule avec des idées folles. Si j'étais timbrée,
on était, au moins, beaucoup de timbrés, dans le
même mouvement.
Je ne veux pas m'inscrire
à un parti politique parce que ça prend trop de
temps et que je n'en ai pas beaucoup. La semaine prochaine, je
reprends mon travail à l'usine et je continue ma lutte.
J'aimerais en savoir
plus sur le maoïsme mais je ne veux pas lire du chinois.
Je n'ai d'ailleurs
pas le temps.
De plus en plus,
je demanderai des explications.
Je finirai bien
par en savoir davantage.
Des fois, j'ai l'air
bête.
Je ne suis pas au
courant.
L'air bête
ce n'est rien, c'est l'ignorance.
Tant que mes enfants
ne seront pas plus grands, je ne ferai pas plus que ce que je
fais.
Si je dois aller
en prison, je perdrais mes gosses, mais j'ai pris mes responsabilités.
Ma fille pleure.
On en a parlé
toutes les deux.
Elle sait que j'ai
déjà pris des coups de matraque et que j'ai eu
une crise cardiaque chez les flics.
Ça m'était
arrivé parce que les gens du Secours Rouge étaient
coincés par les flics, que j'ai voulu aller les prévenir
à bicyclette mais ils se sont fait tabasser.
Quand j'ai vu ça,
le cur m'a manqué et je me suis retrouvée
tabassée aussi.
Il n'y avait pas
de docteur, je croyais que j'allais crever dans le commissariat,
alors les flics ont eu peur et ont appelé les bonnes surs
qui ont exigé que l'on me ramène chez moi.
On m'a reconvoquée,
interrogée pendant trois heures.
On m'a posé
plein de questions sur les cocktails Molotov.
Je leur ai dit que
j'étais contre les cocktails Molotov.
C'est vrai d'ailleurs,
c'est idiot.
Comme un cocktail
avait été lancé sur le commissariat, ils
voulaient savoir si ce n'était pas le comité de
défense qui l'avait lancé.
J'ai dit : "
Enfin, est-ce que vous imaginez des mères de familles
nombreuses, en train de lancer des cocktails? "
J'étais prête
à dire que je n'étais pas pour les cocktails mais
pour les vraies bombes, mais je ne l'ai quand même pas
dit.
Ils ne m'insultaient
pas. Ils insultaient les maos, et moi, bonne fille, je disais
: " Mais, qu'est-ce que c'est les maos? "
Ils répondaient
: " Ce sont ceux qui veulent mettre les petits Chinois en
France. "
Ils ne riaient pas.
Ils étaient en colère mais c'est bête parce
qu'à cause de ce nom de mao, beaucoup de Français
parlent comme les flics.
Ils me demandaient
si je connaissais celui-là ou celui-ci, en me montrant
des photos, mais j'avais pris mes cinq gosses avec moi et tout
le comité de défense m'attendait dehors.
Quand ils ont vu
toutes les mères et tous les gosses qui restaient dehors,
ils ont décidé de me renvoyer. Ils m'ont même
ramenée en 4 L.
Après, les
inspecteurs sont revenus. Il y en a même un qui est venu,
tout seul, l'après-midi.
Un beau garçon
qui avait, soi-disant, oublié sa serviette.
Quand il a vu que
j'étais seule, il a fermé la porte d'entrée
et il m'a demandé si je voulais pas marcher avec lui,
que je lui plaisais, etc.
Les renseignements,
il les voulait sur l'oreiller.
Génial, ce
mec-là. J'ai bien ri mais je ne lui ai pas fait voir que
j'avais compris son système.
Même en vacances,
sous la tente, j'ai vu que j'étais surveillée,
même par les gendarmes.
Je me demande ce
qu'ils vont dire, les flics, quand ils vont savoir que j'ai tourné
ce film.
Qu'est-ce qui m'attend?
Le plus dur, pour moi, ce serait mes gosses.
Vraiment, sans eux,
ça me serait égal d'aller en taule, je me lancerais
dans la lutte comme une enragée.
Non pas comme une
enragée, comme quelqu'un qui réfléchit.
Mais pour l'instant
mon dernier ne marche pas encore.
Je dois continuer
avec le comité des mères de famille.
Ça met déjà
bien les flics en colère, mais les curés sont très
bons avec nous.
Si la définition
qu'on m'a donnée est juste, si tous ceux qui se rebellent
sont des maos, alors les curés, chez nous, ce sont aussi
des maos.
Je verrai bien un
jour si ça veut dire plus que ça.
30 août
1971.
[En juin
et juillet 1971, Geneviève a tourné dans un film
dirigé par Marin Karmitz, Jacques Kebadian et Patrice
Cabova, " Coup pour coup ".
Ce film, l'histoire
d'une grève de femmes dans une usine de textiles, a été
conçu et joué par une cinquantaine d'ouvrières,
recrutées au bureau de chômage d'Elbeuf et dans
diverses usines de France.]
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