ENQUÊTE
SUR LES MAOS EN FRANCE
FERNAND
FERNAND. - Je suis né ici,
dans cette pièce où nous sommes. Mon père
et mon grand-père étaient là avant moi,
mais eux, à ce que j'en sais, ils ne se faisaient pas
de mauvais sang.
Ils n'étaient
pas endettés.
Au contraire, mes
parents avaient même de l'argent placé.
Ils avaient même
de l'argent dans la théière.
Ils vivaient avec
moitié moins de capital.
Ils avaient moins
de matériel.
Un vieux tracteur,
et ça allait. Avant la guerre ce n'était pas comme
maintenant, la concentration capitaliste n'était pas aussi
poussée. Cette année, je vais faire mille quintaux
de céréales.
Eux, ils en faisaient
une centaine et ils gagnaient plus.
On vendait tout
facilement.
On vendait n'importe
quel produit.
Enfin, pas tellement,
je me rappelle en 38, ils avaient deux ans de blé dans
le grenier.
Ils n'arrivaient
pas à le vendre, mais comme ils n'étaient pas endettés
ça allait quand même...
Aujourd'hui ceux
qui peuvent ne pas emprunter, ils ne sont pas malheureux.
Mais il faut pouvoir
payer toutes les charges fixes, toutes ces dépenses qu'on
ne peut pas supprimer.
La protection sociale,
j'en ai pour trois cents billets.
Qu'est-ce qu'on
peut y faire? Le progrès c'est le progrès!
On consomme plus
de services qu'avant, et le médecin et le vétérinaire,
avant, ils ne vivaient pas mieux que nous.
Le médecin
de Saint-M., je le connaissais bien.
Toute sa vie il
a eu une traction, et puis à la fin de sa vie il a acheté
une petite baraque avec trois, quatre hectares. Tandis que le
médecin, aujourd'hui, il a deux voitures, un bateau à
voiles et tout le bazar.
Alors quand il va
chez l'ouvrier agricole, pour une angine, c'est 2 700 balles!
Il y a maintenant
des gens qui gagnent trop d'argent et d'autres pas assez.
Le vétérinaire,
c'est la même chose.
Il n'achetait pas
des prés, des maisons.
Celui qui s'est
installé ici, au moment de la guerre d'Algérie,
il a déjà acheté cinq maisons.
L'année dernière,
je n'ai pas eu une seule vache malade et je lui devais 250 000
francs.
Cette année,
pour six mois, je lui dois déjà 370 000 francs
et je n'ai pas eu de vrai pépin.
J'ai 47 ou 50 bêtes,
veaux, vaches, tout compris.
La ferme a 53 hectares.
Je fais 26 hectares en céréales, le reste en prés.
Mon père faisait 10 hectares en céréales,
ça lui suffisait.
Pour la viande,
il n'y avait pas de coopérative, maintenant il y en a
une mais le prix de la viande n'est jamais garanti.
Cette année,
c'est trente centimes de moins que l'année dernière.
C'est un marché
difficile, la viande. Tout le monde est en difficulté.
Ceux qui administrent
les S.I.C.A.V. essayent d'éponger leur déficit.
C'est nous qui faisons
les frais. Peut-être que le bifteck monte chez le boucher,
mais ici on a vendu trente centimes de moins. Le blé au
contraire a augmenté.
Il est à
cinquante balles.
Mais, c'est un risque
de ne plus faire de viande.
S'il pleut toute
l'année et qu'on ne ramasse pas beaucoup de céréales...
Et puis, pour le
Crédit agricole, les vaches c'est une garantie.
On peut emprunter
sur les vaches, sinon ils ne dorment pas tranquilles.
Quand j'ai pris
la place de mon père, je n'avais rien.
Son vieux tracteur,
deux juments, ça faisait peut-être cinq cent mille
balles. Maintenant, qu'est-ce que j'ai? Sept enfants et des dettes.
Et encore mon loyer
n'est pas cher : 850 000 par an, mais aussi ce n'est pas une
bonne ferme.
La terre est moins
bonne qu'ailleurs. Le propriétaire vient de temps en temps.
J'avais fait un
séchoir à maïs. Il me l'a fait enlever.
Sous prétexte
que ça gênait dans le paysage, même s'il n'est
pas là.
J'ai labouré
des prés, je n'avais pas le droit. On n'a le droit de
rien. Peut-être qu'à la fin de ma vie, j'aurais
payé l'emprunt au Crédit agricole, alors les vaches
seront à moi.
Ici les paysans
ne quittent pas la terre autant que dans d'autres régions,
parce que les superficies sont plus grandes.
Les fermes en dessous
de vingt hectares sont rares.
On est au-dessus
de la moyenne nationale question superficie. Mes enfants,m'aident
mais on n'oserait pas leur demander de rester à la ferme.
Ce serait comme
vouloir les jeter dans un goufre, dans un précipice.
Mais que mon fils
qui veut être comptable aille compter des billets dans
une banque ou qu'il conduise un tracteur, pour moi, c'est pareil.
Non, j'aime encore
mieux garder la terre que d'être enfermé dans une
banque.
Enfin, si ça
lui plaît, il peut y aller, je m'en fiche, moi, j'irai
pas.
J'ai été
en classe jusqu'à douze ans. Mes enfants peuvent bien
y aller jusqu'à dix-huit ans, c'est un attrape-nigaud,
ça ne leur sert à rien. Ils n'apprennent rien de
plus.
Ça leur sert
juste à les dégoûter de travailler la terre.
Comme malheureusement
tout le monde ne sera pas intellectuel en sortant du lycée,
lorsqu'il faudra que les gens prennent un manche, ils trouveront
ça mauvais.
Moi ça ne
m'a guère gêné de m'arrêter à
douze ans. J'avais des complexes, au début quand j'étais
dans les organisations syndicales, mais après je n'en
avais plus parce que je voyais que j'en savais autant que les
autres. Il y a des trucs que j'ai pas appris mais ça ne
me gêne pas beaucoup.
Mon père
ne faisait pas de politique.
Mon grand-père,
lui, était d'extrême-droite.
Il était
militariste, raciste, antisémite, tout quoi!
Moi, la politique,
ça m'a toujours intéressé.
A la guerre d'Espagne,
j'avais une dizaine d'années.
J'allais chercher
le journal pour mon grand-père et pour un voisin.
Tous les deux ne
prenaient pas le même journal et je voyais que sur les
deux journaux ce n'était pas pareil : sur le journal de
mon grand-père, on parlait des " rouges ".
Sur l'autre journal,
des " républicains ".
Je trouvais que
c'était bizarre.
On ne peut pas dire
que mon père soit de gauche. Il ne s'est jamais mouillé.
Il serait plutôt
du genre anarchiste. Il ne pense pas que le communisme puisse
s'installer.
Ça arriverait,
il serait peut-être content mais ça ne l'empêche
pas de dormir!
Après la
guerre, je lisais tous les journaux qui me tombaient sous la
main et je trouvais qu'il y en avait qui déconnaient moins
que d'autres.
J'ai adhéré
au M.R.P. en 1951.
J'allais aux meetings
de Maurice Schumann quand il venait par ici.
Ça nie plaisait
: l'alliance avec le parti communiste et avec les catholiques,
c'était l'idéal.
Je trouvais que
le tripartisme était un progrès puisqu'au lieu
de s'engueuler on voulait la paix.
Comme j'allais à
la messe, ça m'arrangeait, je me disais que c'était
un peu plus intelligent qu'avant.
J'ai quitté
le M.R.P. parce qu'une expérience pour moi,
elle réussit ou elle échoue.
Si elle échoue,
il faut tirer des conclusions.
Le M.R.P. a échoué
parce qu'il n'a pas pu empêcher de Gaulle de reprendre
le pouvoir.
Jusqu'à la
construction européenne, on ne pouvait pas encore parler
d'échec mais après, si.
Quand le M.R.P.
s'est dissous pour être récupéré par
Lecanuet, alors là, je n'étais plus d'accord. D'ailleurs,
je n'ai pas quitté le M.R.P., c'est lui qui m'a quitté.
Il n'existait plus.
A ce moment-là,
j'étais au C.N.J.A. [Centre National des Jeunes Agriculteurs],
à la fédération des exploitants. Au C.N.J.A.,
les trois quarts des types étaient M.R.P. et le quatrième
quart était de droite.
J'y suis resté
de 56 à 63 environ. Ce n'était pas comme aujourd'hui.
Quand Debatisse
a pris le pouvoir, il représentait la gauche.
Nous étions
la gauche. En 57, il a eu à peine 50 % des voix, et c'est
seulement en 58 que nous avons été vraiment majoritaires
et que nous avons liquidé les autres.
Debatisse a été
tranquille, pour se battre sur le contrôle des sols, l'organisation
des marchés, des trucs qui ne veulent plus rien dire aujourd'hui.
Puis il s'est rallié
au régime, il croyait à Debré, à
sa loi d'orientation.
Moi j'avais peine
à y croire.
Je n'étais
d'ailleurs pas objectif; j'étais d'avance antigaulliste
alors que lui n'avait pas de préjugé.
Je ne pouvais pas
digérer la prise de pouvoir en 58.
De Gaulle ne devait
pas prendre le pouvoir comme ça.
C'est inacceptable.
D'ailleurs, je n'ai
jamais accepté qu'on dise autant de mal de la IVe.
Les paysans devraient
se souvenir que la IVe République, par rapport à
avant 44, c'était vraiment une libération.
44 c'était
aussi important que 36, d'après ce qu'on en sait, parce
que 36, je ne m'en souviens pas.
Au lieu que ce soient
les seigneurs qui commandent, pendant un petit temps, ce n'était
quand même plus eux.
Ça a duré
trois, quatre ans seulement, mais ça n'empêche pas
qu'en 58, il fallait continuer à défendre la IVe
République.
J'étais contre
de Gaulle parce qu'il n'a pas cessé de faire la guerre
à la République.
Ça aurait
été n'importe quel autre citoyen, il se serait
retrouvé en taule tout de suite.
Républicain,
moi, maintenant c'est autre chose. Je ne le suis peut-être
plus de la même façon.
Je ne sais pas mais
la République populaire de Chine, ça fait longtemps
que pour moi c'est un modèle de démocratie.
J'étais vice-président
du C.N.J.A.
En 64, j'ai été
élu président de la F.N.S.E.A. [Fédération
Nationale des SYndicats d'Exploitants Agricoles] de la Nièvre,
pour la section des fermiers et métayers.
Entre C.N.J.A. et
F.N.S.E.A., la différence est seulement une question d'âge
: il y a les vieux et les moins vieux.
Le C.N.J.A. a toujours
paru progressiste parce qu'il n'y a pas de vieux : après
trente-cinq ans on est éliminé.
Mais il n'y a pas
non plus de révolutionnaires parce que dès qu'il
se crée une majorité sur des conceptions vraiment
nouvelles, ça dégage : tous les deux ans, il y
a un groupe qui s'en va.
Alors il se refait
une opposition parce que la même structure reproduit toujours
le même phénomène.
Les dirigeants du
C.N.J.A. sont liés au régime.
Le C.N.J.A. c'est
une institution et c'est pour ça que je ne me suis jamais
fait d'illusions sur les possibilités d'action.
A la F.N.S.E.A.,
il n'y aura jamais non plus de majorité progressiste.
Les sections les
plus riches, celles qui ont le plus de moyens financiers, arrivent
à se défendre mieux grâce aux associations
de producteurs, voyant cela, les petits exploitants pauvres laissent
tomber, ne payent même pas leur cotisation et perdent ainsi
tout espoir d'être majoritaires.
Dans l'Ouest c'est
différent mais exceptionnel.
Les petits paysans
sont nombreux et ils ont l'impression qu'ils peuvent encore peser
sur la F.N.S.E.A. même s'ils ont peu de résultats.
Seulement ils vont
bien s'apercevoir un jour que ça ne les mène nulle
part.
Enfin, j'espère
qu'ils s'en apercevront.
Si au lieu d'avoir un seul syndicat, on en avait deux, ce serait
déjà mieux.
Il y aurait les
ce gros " dans leur propre syndicat et les " petits
" dans le leur.
Je ne m'explique
pas pourquoi ça ne s'est jamais fait. Il y a eu des essais
mais ça n'a jamais marché. Les paysans ont souvent
peur.
C'est leur principal
réflexe.
Dans les régions
où il y a des petits propriétaires, comme en Bretagne,
ils se sentent quand même plus libres qu'ici où
il y a 60 % de fermiers et de métayers.
Dire qu'un fermier
a peur du propriétaire c'est pas le mot, mais si on est
anarchiste ou communiste, on aura plus de mal à trouver
une ferme que si on va à la messe.
Ça pèse
sur le comportement des paysans.
Ils sont toujours
dans la crainte, même si ce n'est pas justifié.
Le plus simple des réflexes c'est : " On est bien
plus tranquille si on ne s'occupe de rien. "
Voilà ce
qu'on entend partout.
Dans les réunions
on entend : " Faut se défendre. Faut agir ",
mais quand on demande un secrétaire pour le syndicat,
il n'y en a point.
Personne ne veut
se mouiller. J
e n'y crois d'ailleurs
plus guère aux syndicats.
Et puis, je viens
d'être révoqué comme président. Je
ne sais pas pourquoi.
Pour indiscipline
peut-être.
Je leur ai écrit
une lettre.
On a manifesté
une fois avec le Secours Rouge.
C'est peut-être
bien la raison de ma révocation.
Je ne sais pas.
Pourtant ce n'est pas défendu.
J'ai aussi écrit
un article dans Le Journal du Centre pour dire pourquoi je refusais
de manifester le 17 octobre.
Oui, c'était
sans doute un acte d'indiscipline mais j'aurais dû être
sanctionné à ce moment-là, pas maintenant.
J'avais écrit
dans le journal que le syndicat se mettait à réagir
quatre mois après la dévaluation alors que tout
le dégât était fait, et que cette Journée
nationale du 17 octobre ou rien, c'était pareil.
C'était le
dernier article qu'on m'a passé dans le journal.
On a aussi fondé
un groupuscule, l'A.P.T.N., l'Association des Paysans et Travailleurs
de la Nièvre, mais on n'a pas dit que c'était dirigé
contre le syndicalisme.
Ce n'est pas un
syndicat, ce n'est pas rival de la F.N.S.E.A. Il y a une assemblée
dimanche.
On a un bulletin.
On est environ une
cinquantaine.
Là tout est
permis.
Selon ce que décide
la majorité, on peut aller jusqu'où on veut.
On peut inventer
des méthodes nouvelles.
Les coopératives
d'utilisation de matériel qui n'ont jamais marché
sont vues sur une trop petite échelle.
Nous on voit plus
grand. On voit une vraie entraide.
C'est comme ça
qu'on a bien reçu l'idée des " longues marches
" qui correspondait à un objectif qu'on se proposait
: il y a toujours eu des étudiants qui venaient travailler
à la campagne pendant les vacances mais nous, ce qu'on
voulait à partir de ça, c'est faire venir des politiques
de manière à ce que les paysans réfléchissent
aux problèmes politiques.
Dans les statuts
de notre association, il est dit que nous devons multiplier les
rapports entre les paysans, les ouvriers, les étudiants
et intellectuels.
Pourtant à
l'assemblée de dimanche, on n'a pas invité les
intellectuels.
Il ne faut pas qu'on
puisse dire que les intellectuels ont poussé dans tel
ou tel sens.
Les paysans ont
toujours eu des complexes et les ouvriers aussi. Ils ont peur
qu'on dise : " Les mecs de l'A.P.T.N. ne peuvent pas se
diriger tout seuls. "
II ne faut pas qu'on
puisse dire : " Les gauchistes de l'A.P.T.N. ce ne sont
pas des paysans, ce sont des instituteurs. " C'est sans
doute pour ça que l'instituteur qui était notre
trésorier ne peut plus rester.
Il dit que l'A.P.T.N.
doit être exclusivement tenue par des paysans.
Moi, je n'y peux
rien si tout le monde se méfie les uns des autres.
C'est difficile
de mettre le monde ensemble.
Pour les "
longues marches " d'étudiants, je me suis engueulé
avec le P.S.U. qui voulait grouper les étudiants, les
envoyer tous en Bretagne.
Pourquoi pas ailleurs?
Nous, on s'est dit,
si on peut faire autrement sans s'occuper du P.S.U., on le fera.
C'est comme ça que j'ai mis l'annonce dans le journal.
Je demandais aux
paysans qui voulaient recevoir des étudiants de se faire
connaître, sous la seule condition qu'ils ne soient pas
hostiles aux idées de Mai 68.
Ça suffisait
pour marquer l'idée politique.
On a fait ça
tout seuls puisque tout le monde pense que la Nièvre est
un désert politique. On a bien Mitterrand!
On ne peut pas dire
qu'il ne s'active pas, Mitterrand, mais ses activités
ne nous intéressent guère.
Moi je suis marxiste
parce que le marxisme est une explication correcte de l'histoire.
Oui, je pense que
je suis communiste, mais il faut être drôlement gonflé
pour dire des trucs pareils.
Enfin, j'ai toujours
eu de la sympathie pour le marxisme même quand j'étais
catholique.
Quand j'étais
responsable à la J.A.C. [Jeunesse Agricole Chrétienne],
on faisait des cercles d'études sur le capitalisme, sur
le marxisme, etc.
J'ai été
exclu deux fois justement parce qu'au lieu de respecter le programme
de l'année, on faisait les réunions avec des bouquins
qu'on achetait nous-mêmes.
Ça n'allait
pourtant pas très loin dans le genre :
Economie et humanisme,
mais c'était déjà trop.
Ce qui m'a le plus
marqué, c'est bête, c'est Jean-Jacques Rousseau.
Je l'ai lu, j'avais
quatorze, quinze ans. Je lisais très vite.
J'ai toujours lu
très vite.
Quand j'ai quitté
l'école l'instituteur m'a dit : " Je te laisse partir
parce que tes parents ont besoin de toi, mais tu viendras le
dimanche, je te passerai des livres. "
Alors chaque dimanche,
j'allais chercher un plein sac de bouquins.
N'importe quoi,
tout ce qu'il y avait dans ses rayons; le dimanche suivant je
lui rapportais, j'avais fini.
Des fois, j'avais
fini le vendredi, c'était pas pour m'instruire, j'aimais
Victor Hugo, Alexandre Dumas, des conneries comme ça.
Victor Hugo, ça,
ça me passionnait.
C'était de
l'histoire.
Et puis un jour,
je suis tombé sur Rousseau.
J'en avais entendu
parler mais je croyais que c'était difficile à
lire, mais après j'ai vu que c'était facile et
puis c'était intéressant.
J'ai commencé
par Le Discours sur l'origine de l'inégalité.
Ça tombait
bien, je m'en souviendrai longtemps.
Après j'ai
lu l'Emile pendant mon service militaire.
Là, j'ai
pris tout mon temps et je l'ai annoté tout du long. Je
ne le sais pas par cur mais presque.
Pour moi, c'est
un machin capital.
Ce que je trouvais
le plus beau dans Rousseau, en dehors des idées, c'était
le style.
Pour écrire
comme ça, c'est pas des blagues...
Son style fait peut-être
vieux aujourd'hui, mais pas tant que ça. Il faut voir
comme les arguments sont balancés.
De temps en temps
j'en relis encore des passages, mais j'ai de moins en moins le
temps.
La doctrine de la
J.A.C. c'est la doctrine de l'Église, tout le monde la
connaît, ça m'était égal.
Mais sur la structure,
alors là, je n'étais pas d'accord.
Ce n'était
pas démocratique.
Par exemple, les
responsables étaient désignés.
C'était marrant.
La première
fois, le curé nous convoque, on était déjà
triés d'avance, et l'aumônier fédéral
nous demande s'il y a des volontaires pour être secrétaire.
J'ai levé
la main.
Le curé me
dit : " Tu écris bien trop mal ", mais l'aumônier
fédéral a dit : " Ça ne fait rien ",
et j'ai été secrétaire.
Après on
a demandé qui voulait être responsable des gamins,
on les appelait les " Pré-J.A.C. "; comme personne
n'en voulait, j'ai encore levé la main et je me suis retrouvé
au bout d'un moment avec tout sur le dos alors que le précédent
responsable en titre ne faisait rien.
Un jour que le curé
était malade, on en a profité pour faire des élections.
On a tous démissionné
et puis on a voté à bulletins secrets.
Quand le curé
s'est relevé, quelle tête!
Le président
qu'il avait mis c'était un gros exploitant, eh bien il
n'était pas élu. Alors le curé, qu'est-ce
qu'il a fait?
C'est simple. Il
a interdit la J.A.C. dans sa paroisse.
A ce moment-là,
je fréquentais celle qui est ma femme et le curé
m'a fait venir et m'a dit que ce n'était pas une fille
pour moi.
De quoi il se mêlait?
Chacun ses goûts.
C'est comme ça que je me suis séparé des
catholiques.
D'ailleurs le curé
trouvait que j'avais trop d'influence sur les autres.
Les gens commençaient
à réfléchir.
J'étais la
bête noire du curé, et parce que j'étais
catholique je n'avais pas la confiance du maître d'école.
Il était temps que ça finisse.
Maintenant si je
ne vais plus à la messe c'est parce que je n'en vois pas
l'utilité.
J'en ai marre des
catholiques.
J'ai travaillé
avec eux jusqu'en 69.
Je ne veux plus
les voir, et les catholiques organisés c'est encore pire
que les autres. Moins je les vois, mieux je me porte.
J'en ai encore parmi
mes copains. D. va à la messe, J. aussi. On ne se parle
jamais de ça. Ils croient que je plaisante mais c'est
sérieux, je n'ai plus confiance.
Les catholiques
veulent toujours nous avoir.
Ils veulent nous
récupérer, c'est le plus sûr.
Quand on cause,
ils disent : " Vous êtes maoïstes mais nous aussi,
on l'est bien un petit peu.
Peut-être
qu'on peut travailler ensemble. "
Mais ils ont toujours
l'idée que les autres sont dans l'erreur et eux dans la
vérité et qu'avec le temps et la patience, ils
sortiront les autres de la connerie.
C'est toujours un
cadeau qu'ils vous font.
Merci bien, je ne
travaille pas sur ces bases-là.
Je ne suis pas devenu
maoïste.
La pensée
de Mao Tsé-toung est une étape de la pensée
marxiste, comme la pensée de Lénine à une
étape précédente.
C'est tout.
Après il
y aura peut-être autre chose.
C'est un phénomène
qu'on ne peut pas négliger.
Un communiste qui
ne veut pas réfléchir sur la Révolution
culturelle, c'est un con.
Je n'ai jamais été
au P.C. mais j'ai toujours été intéressé
par eux.
Je serais entré
au P.C. en 68 bien que je n'en avais guère envie parce
que tous les gars du P.S.U. de Nevers, c'était des catholiques!
Je me suis retrouvé
quand même au P.S.U. parce que c'était avec le P.S.U.
qu'on a pu le mieux travailler en 68 pour rejoindre le mouvement
de Mai, avec notre petit syndicat où on était archiminoritaires.
On voulait faire
la liaison étudiants-ouvriers-paysans.
Le jour de l'assemblée
générale de notre syndicat, on a voulu quêter
pour les grévistes.
J'ai mis mille balles
dans le tronc.
Un autre copain
aussi.
Quand on a ouvert
le tronc il n'y avait toujours que nos deux mille balles.
Dans une salle de
cent cinquante personnes!
Comme j'étais
encore président j'ai organisé des collectes de
lapins, légumes, pomme de terre pour les grévistes,
mais je n'avais pas l'autorisation de la Fédération.
Je le faisais à
titre individuel et pour avoir des contacts, des échanges;
eh bien, je n'avais que les mecs du P.S.U.
Alors ma foi, à
la fin de l'année, j'ai quitté la S.F.I.O., où
on ne faisait absolument rien et je suis allé au P.S.U.
où il y avait Bernard Lambert qui avait l'air de vouloir
s'occuper des questions paysannes, mais je n'ai pas été
satisfait par le P.S.U. Il n'y avait pas d'organisation.
C'est l'anarchie
complète.
Chacun fait ce qu'il
veut.
Le parti ne nous
aide pas. Lambert nous aide en paroles de temps en temps et c'est
d'ailleurs plus de sa faute que de la faute du parti.
Il était
à la direction politique nationale. Il n'y allait jamais.
Le Secours Rouge,
c'est trop nouveau. Qu'est-ce qu'on peut en dire?
C'est peut-être
une base de regroupement mais on ne peut pas uniquement travailler
contre la répression.
Je ne veux pas dire
qu'il n'y a pas assez de répression pour nous occuper,
mais ça ne suffit certainement pas pour satisfaire les
ambitions du Secours Rouge qui voulait tenter plus que ça.
Je ne me dis pas maoïste.
Je n'en sais rien.
Peut-être je le suis. Il y a de grandes chances.
Depuis le refus
de la coexistence pacifique, depuis la première divergence
avec l'U.R.S.S., j'étais d'accord avec la position chinoise.
En 65 je m'étais
abonné à L'Humanité nouvelle que j'avais
trouvée par hasard.
J'ai lu La Guerre
révolutionnaire de Mao Tsé-toung et un recueil
de textes chinois, mais je lis surtout les journaux; La Cause
du peuple, c'est vite lu, il n'y a pas de théorie dedans.
Ça m'intéresse
j'ai vite fait de l'oublier, c'est comme un quotidien.
Il y a beaucoup
de gens qui ne sont pas sérieusement maoïstes.
Ils se disent maoïstes
mais ils sont anarchistes ou à la mode.
Dès qu'on
refuse la société actuelle, sous les prétextes
les plus divers, on se figure qu'on est maoïste alors que
ce n'est pas ça.
Une société
communiste c'est bien plus contraignant qu'une société
capitaliste.
C'est plus facile
à supporter qu'une société capitaliste,
parce que c'est plus juste, mais pour l'instant c'est pas le
cirque : il ne faut pas compter là-dessus pour faire tout
ce qu'on voudra.
Moi, c'est ce que
je souhaite parce que le capitalisme, c'est aussi le désordre.
On exploite mal
les richesses.
Personne n'en profite.
Il y a des gens qui crèvent à côté
de richesses inexploitées.
Il y a des parties
de la France inondées de constructions et d'autres désertiques.
Toutes ces conneries-là,
c'est le désordre, et pour moi, le communisme c'est l'ordre.
Pour changer ce
système, il n'y a pas de voie légale. Ce régime
s'est installé par la force, il ne s'en ira que par la
force.
Même au P.S.U.
je ne crois pas que personne pense autrement.
J'espère
qu'il y aura un jour un parti d'extrême-gauche, et qu'il
n'y en aura qu'un.
Ce ne devrait pas
être trop illusoire.
Il faudra pousser
le P.C. à marcher car c'est quand même lui qui a
la clef.
Une grève
générale, ça pourrait déjà
être la révolution si c'est bien fait.
Si le P.C. n'en
arrive pas à cette épreuve de force-là,
on pourra bien avoir 50 000 ou 100 000 adhérents au nouveau
parti d'extrême-gauche, on ne pourra pas grand-chose.
Ce que je crois,
c'est que le P.C. pourra pas continuer comme il est.
Le P.C. a une base
de classe ouvrière qui n'a pas confiance en nous.
Pour les ouvriers
du P.C., les gauchistes peuvent bien être des braves mecs,
mais c'est eux les chefs. Il faut bien se mettre ça dans
la tête.
L'ouvrier moyen,
il n'espère pas casser le P.C., il espère que le
P.C. va redevenir ce qu'il était, c'est tout.
Là où
ça ne va pas, c'est qu'il espère souvent que le
P.C. va changer tout seul, par un miracle, par l'opération
du Saint-Esprit.
Je me suis toujours
demandé pourquoi je n'y étais pas au P.C., mais
pour l'instant il y a trop de divergences entre mes idées
et celles du P.C.
On ne s'entendrait
pas.
Mais ça m'embête
bien. Je préférerais pouvoir y entrer.
Mais je sais bien
que ça ne durerait pas longtemps.
Quand je vais à
leurs réunions, on ne fait que s'engueuler. Ils ne veulent
pas réfléchir. Qu'est-ce que je pourrais faire
là-dedans?
En Chine, à
ce que j'en sais, le parti n'est pas tout.
En U.R.S.S., le
parti c'est tout.
On ne remet jamais
en cause les décisions du parti.
En Chine, les masses
peuvent s'exprimer, si ce qu'on dit est vrai.
Et puis il y a eu
la Révolution culturelle et il a dû en rester quelque
chose.
Le camarade Mao
Tsé-toung explique bien comment on réexamine tout,
comment on fait la critique, l'autocritique quand une action
a été menée.
Mais nous, dans
les groupements gauchistes, on le fait avant d'agir.
Même à
l'A.P.T.N. à force de réviser, de discuter, on
évite d'entreprendre.
On sait bien depuis
les dernières déclarations de Mansholt que les
deux tiers des paysans ne sont pas " condamnés ",
ça c'est un lieu commun répété depuis
vingt ans, mais qu'ils sont " hors circuit ".
On paye des impôts,
on travaille comme des cons et on sait bien qu'on a droit à
aucun progrès.
Rien que la prise
de conscience de ça devrait suffire à renverser
la F.N.S.E.A. mais tout le monde continue à parler, discuter
au lieu d'agir.
Si je travaille
avec les maoïstes c'est parce qu'ils sont les plus avancés,
qu'ils essayent des actions.
A l'A.P.T.N. on
groupe les paysans qui viennent mais on ne fera jamais rien si
les types ne transforment pas davantage leur mentalité.
Par exemple, D.
il n'est pas maoïste.
Eh bien, tant qu'il
ne le sera pas un peu, on n'aboutira à rien.
Les paysans doivent
comprendre qu'ils ne feront pas tout seuls la révolution,
qu'ils ne doivent pas rester isolés. On ne peut rien attendre
d'une action menée uniquement par la paysannerie.
Dans un pays à
économie entièrement agricole, peut-être,
mais chez nous, c'est impossible.
Il faut se rattacher
aux mouvements des villes, comme disait le camarade Trotsky :
"Le paysan a le choix entre les différents partis
des villes. "
C'est peut-être
dommage mais c'est comme ça. La majorité des paysans
veut encore posséder la terre.
Tant qu'on en est
là, on n'est pas bien avancé. Le coup des viticulteurs
ça ne prouve pas encore une force révolutionnaire.
C'est le Midi rouge
comme on dit, avec la tradition de lutte, mais ça c'est
déjà passé; ce n'est pas d'aujourd'hui.
Le gouvernement
sait lâcher quelques miettes dès que ça bouge.
C'est bien calculé
pour endormir.
Au printemps, ils
ont augmenté le lait et le blé de quelques centimes,
et ça a suffi pour tout désamorcer.
A Bruxelles, je
n'y étais pas.
Mais je me méfie.
La principale organisation
belge, celle qui a probablement organisé la manifestation,
je connais ses dirigeants.
Ce sont des fascistes.
Je sais bien que les organisateurs ont été hués
par les manifestants.
Je ne peux rien
dire puisque je n'y étais pas.
Des actions contre
les cumulards il n'y en a jamais eu, chez
nous.
Ça se fait
en Bretagne mais je me demande s'il faut s'attaquer aux marchands
de bestiaux.
Pour moi, un gros
exploitant est plus dangereux qu'un marchand de bestiaux parce
qu'il est beaucoup plus soutenu.
Ici un marchand
de bestiaux va à la commission des cumuls pour avoir l'autorisation
de cumuler, il a huit chances sur dix pour qu'on lui refuse,
tandis qu'un gros exploitant il a toutes les chances qu'on lui
accorde.
Vous trouverez ici
vingt paysans pour manifester contre un boucher, mais vous n'en
trouverez point pour manifester contre un gros exploitant.
Si on porte la lutte
des classes dans la paysannerie, les paysans " tiquent "
tout de suite. Je ne sais pas si on peut voir l'attaque contre
les cumulards comme une poussée révolutionnaire.
De toute façon,
on n'a même pas de contact d'une région à
l'autre pour expliquer les expériences des uns et des
autres.
Personne ne prend
la tête de rien.
Le pire c'est de
rester sans bouger.
C'est pourquoi nous
avons formé l'A.P.T.N.
Faut être
incorrigible pour essayer encore des trucs, mais chaque fois
que je veux aller à la pêche il y a un gars qui
vient me trouver et qui me dit : ce Tu ne trouves pas qu'on devrait
encore essayer ça? " et je me laisse faire une fois
de plus.
Si j'ai mis des
panneaux sur les routes, c'est parce que l'opinion publique est
encore sensible.
On avait écrit
" Paysans, victimes du Crédit agricole ", ce
Le paysan ne prend jamais de vacances ", etc.
C'est toujours la
même idée : que les paysans ne restent pas seuls.
L'annonce dans le
journal pour faire venir les étudiants, c'est encore la
même idée.
L'année prochaine,
si je suis encore là, on pourra en accueillir beaucoup
plus que cette année.
Je vais peut-être
changer de ferme.
Il pleut dans celle-ci
et le propriétaire ne veut rien arranger.
J'ai mis une bâche
plastique sur le toit mais il pleut toujours, alors j'ai repéré
une autre ferme mais le propriétaire est social-démocrate,
et comme il sait ce que je pense de la social-démocratie,
s'il me la loue, c'est qu'il ne sera pas rancunier!
J'ai témoigné
au procès d'Alain Geismar parce qu'il y avait pas mal
de gens qui le faisaient. J'avais autant de raisons de le faire
que les autres.
Témoigner
pour Geismar c'est témoigner pour tous les maoïstes.
J'ai parlé
du paysan qui s'était pendu et d'un autre qui était
saisi.
Depuis ce temps-là
il en est arrivé bien d'autres, comme cet ouvrier agricole
qui s'était laissé prendre par un marchand ambulant
qui lui avait vendu une ménagère d'argent.
Sa femme savait à peine écrire.
Elle a signé
les traites sans comprendre et, après, comme ils n'ont
pas pu payer, on lui a saisi sa télé et son buffet.
L'ouvrier agricole
travaillait chez le maire qui est socialiste mais le maire n'a
même pas levé le petit doigt pour empêcher
la saisie.
J'ai dit que je
témoignais pour que toutes conneries-là, on puisse
les empêcher.
Il va sortir quand
maintenant Geismar? Faudra arroser ça !
28 septembre
1971
|