ENQUÊTE
SUR LES MAOS EN FRANCE
DEDE
DEDE. - Tout le monde dans l'usine
sait que je suis maoïste.
Dans l'autobus 179,
Meudon-la-Forêt, je parle politique avec les gars.
S'ils étaient
opposés à moi, il y a longtemps qu'ils m'auraient
cassé la gueule.
Alors que c'est
l'inverse.
Même, quand
l'autobus est complet, les gars cherchent à parler politique
avec moi.
Je suis paysan d'origine.
Je viens de la ferme.
J'ai été
pris pour le S.T.O. pendant la guerre et je suis entré
à Renault en 1943.
J'ai quarante-six
ans.
Quand je suis entré,
il n'y avait pas de chef d'équipe.
Juste un régleur.
J'étais un
bon travailleur.
Je me tapais des
bonnes journées, mais j'arrivais toujours à la
bourre et je collectionnais les avertissements.
Quand on cassait
la croûte, le chef de département ne voulait pas
nous voir assis : fallait se lever devant Monsieur.
On faisait des
grèves tout le temps.
Au moins une fois
par mois.
Des petites grèves
qui ne duraient pas, mais chaque fois que l'on faisait grève
on avait une victoire et on ne s'arrêtait que lorsqu'on
avait la victoire.
On marquait sur
la pendule ce qu'on avait gagné.
Le patron était
pris en sandwich entre les ouvriers et les gouvernements qui
changeaient tout le temps.
On changeait de
gouvernement comme on change de sabot, quand il est usé.
Le patron n'avait
pas tellement de pouvoir.
On se mettait en
grève au clairon.
Il y avait un ancien
qui montait sur une table et, quand on entendait son clairon,
le département débrayait et les autres suivaient.
J'aimais bien ça.
Il y avait de l'ambiance.
Quand la direction
a vu que les grèves se répétaient, elle
a installé les grilles dans les couloirs pour empêcher
qu'on aille facilement d'un département à l'autre.
En 1954, on a occupé.
Chacun, sa petite
partie de belote. C'était occupé plus massivement
que maintenant.
Et les flics sont
venus. Ce n'étaient pas des C.R.S.
A l'époque
on ne connaissait pas ça.
C'était plutôt
la mode du coup de crosse.
Les mecs sont montés
sur les toits et ont balancé des caisses de boulons sur
les flics.
Les flics ne sont
pas restés dans l'usine. Même ils se sont taillés.
C'était un
bon début.
Les syndicats étaient
d'accord avec nous. Ils étaient encore révolutionnaires.
Même les permanents
planqués derrière le bureau étaient encore
avec nous.
De 50 à 54,
c'était violent.
Les gars avaient
la possibilité de se battre avec les syndicats qui ne
disaient pas non.
Même quand
on a cassé les grands bureaux, ils ne nous ont pas empêchés.
Ça avait commencé par une manifestation.
A ce moment-là,
C.G.T. et C.F.D.T. faisaient automatiquement marcher les travailleurs.
On s'est retrouvés à un carrefour. On gueulait
: ce Nos salaires, nos salaires. " Et il y a eu un coup
d'énervement. On a pris un caillou, et pof, après
tout le monde y allait. Les carreaux dégringolaient. Quand
je suis entré dans le bureau, c'était déjà
tout cassé.
J'ai failli me faire
encadrer par le tableau de Lefaucheux [ancien directeur de la
régie Renault], qu'un gars balançait par la fenêtre.
Après, il
n'y a pas eu de sanction.
La direction a demandé
: " Qui a fait ça? "
La C.G.T. a dit
: " C'est pas nous. "
La C.F.D.T. a dit
: " C'est pas nous. "
En fait, ils étaient
déjà dépassés. Maintenant, pour s'en
sortir, ils disent : ce C'est les gauchistes ", mais, les
gauchistes, à ce moment-là, ça n'existait
pas.
J'ai été dix-huit ans militant C.G.T., et quatre
ans délégué C.G.T., mais quand il y avait
des réunions j'y allais et j'étais toujours seul.
J'attendais.
Personne ne venait.
La plupart des gens sont syndiqués mais, en eux-mêmes,
ils ne le sont pas.
Ils prennent le
timbre parce que la C.G.T. c'est connu partout et ça fait
une force qui en impose, mais ça ne repose sur rien du
tout.
Les ouvriers sont
impressionnés mais ils ne sont pas soutenus.
Quand j'étais
délégué, j'étais acharné pour
défendre les travailleurs.
Même quand
j'étais malade, j'allais encore à l'atelier si
ma présence était nécessaire aux gars.
Je l'ai dans le
sang la défense des travailleurs.
Pour la C.G.T.,
je défendais même trop bien.
Une fois, Ghana,
le délégué à la sécurité,
maintenant il est délégué du personnel,
m'a dit : " Ça suffit comme ça. Ferme ta gueule.
"
Moi, je voulais
faire des tracts.
Avec un copain,
au 38, on formait une bonne petite équipe. On se promenait
avec le cahier de revendications parmi les gars.
Ça ne se
fait plus maintenant. On notait tout ce qui n'allait pas.
On en rajoutait
même. On remettait même les revendications du mois
d'avant, s'il le fallait. Mais la C.G.T. n'aimait pas nos méthodes.
On prenait un chemin,
la C.G.T., un autre, on n'avait pas les mêmes conceptions.
Mon camarade et
moi, nous avons été éliminés.
Lui, il est allé
à la C.F.D.T.
Moi, j'étais
écuré. Je me suis dit : ce C'est fini, les
syndicats et les partis de la gauche, je vais me promener. "
C'est vrai, Mai
68, c'était comme si on m'avait arraché le cur.
Quand tu nais communiste,
tu penses que la doctrine du P.C. doit rester comme on te l'a
inculquée.
Ce n'est pas de
ta faute, tu es né comme ça.
Quand nous sommes
partis en camion avec les garg de Renault, vers la fin du mois
de mai, nous étions tous manifestants pour la même
cause.
Avant de monter
en camion, on me donne un tract.
Je vais pour le
prendre, et il y a un gars qui me l'arrache.
Je ne peux pas dire
ce qu'il y avait sur le tract puisque je n'ai pas eu le temps
de le lire, mais qu'on me l'arrache comme ça, parce que
c'était un étudiant qui me le donnait, ça
m'a frappé.
Je me suis dit :
" Puisque c'est comme ça, je n'y vais pas. "
Et je ne suis pas
monté dans les camions.
Autre chose : il
y avait un docteur et une infirmière qui étaient
venus nous parler aux grilles.
Je n'ai pas compris
qu'on nous enferme, qu'on nous oblige à parler derrière
des barreaux, comme si on était des lions.
La C.G.T. se plaint
qu'il y a des gauchistes, mais c'est elle qui les forme et, quand
on est sorti de la C.G.T., on peut dire qu'on a été
à bonne école.
La C.G.T. n'ose
plus tenir les mêmes discours.
Avant, elle faisait
attention à proposer quelque chose qui permette l'accord.
Elle parlait d'union
et elle faisait semblant de vouloir des trucs très durs.
Maintenant, si elle
faisait semblant d'être dure, les ouvriers fonceraient,
alors, au contraire, elle n'arrête pas de dire : "Attention
les gars. Attention, vous allez à l'aventure. "
Maintenant, la C.G.T.
sait bien qu'elle ne peut pas parler d'union, alors au contraire
elle est obligée d'attaquer une partie des masses, d'accentuer
la division.
Elle attaque, même
nommément : " Un tel je sais ce qu'il va dire ",
pour lui faucher l'herbe sous le pied.
L'union, la C.G.T.
n'en veut plus parce qu'elle sait qu'elle se ferait sur la base
dure, que ce serait vraiment l'offensive.
Après Mai
68, on a eu le droit de faire un ou deux meetings dans les ateliers
puis tout nous a été retiré.
Je savais que le
maoïsme existait.
C'était vague.
Il y avait deux gars qui se disaient maoïstes.
Un électricien
et un O.S., mais quand ils ont vu que ça prenait de l'ampleur,
ils se sont barrés.
C'est pour ça
que je dis : " qu'ils se disaient maoïstes ".
Je n'en sais pas
plus.
Mon fils qui travaille
au 12 comme contrôleur m'a apporté La Cause du peuple.
J'ai trouvé
ça formidable.
Je ne voulais plus
militer mais je me suis mis à faire lire la C.D.P. C'est
comme ça qu'on m'a baptisé le " mao ",
et puis parce que je refusais les tracts que distribuaient mes
anciens camarades.
Je savais bien qu'il
y avait des résistants dans l'usine mais je ne pouvais
rien faire parce que j'étais tout seul dans mon sens.
Petit à petit,
on s'est connus avec ceux qui distribuaient la C.D.P.
Je vénérais
la Chine, c'est bien le mot " vénérer ",
parce que voilà des gens malheureux pendant des siècles
qui arrivent à écraser le capitalisme.
C'est ce qu'on veut
tous : écraser le capitalisme.
Donc nous sommes
sur la même ligne.
Mais c'est surtout
quand on a commencé à casser la gueule de Ghana
sur la machine à café, que j'ai marché avec
eux.
Moi, j'y vais échelon
par échelon.
Ça ne suffit
pas la propagande sur la Chine.
Ça semble
drôle mais je ne trouve jamais personne qui ne soit pas
d'accord quand on fait des tracts.
Tout le monde est
d'accord que les chefs sont des ordures.
Mais il y a des
différences entre : être d'accord, faire soi-même
le tract ou casser soi-même la gueule aux chefs.
Pour l'instant,
les gars ont peur que le maoïsme, ça les entraîne
trop loin.
Il y a aussi la
répression à l'intérieur et à l'extérieur
de l'usine mais c'est comme le feu, le jour où il éclate,
tout le monde arrive comme les pompiers.
Ce jour-là,
on les aura tous autour de nous.
Dans le temps, on
avait l'impression que les ouvriers étaient plus combatifs
parce que les syndicats ne s'opposaient pas aux ouvriers.
Ça marchait
ensemble.
Maintenant, c'est
de la mélasse, les syndicats retiennent les ouvriers;
ils les empêchent de se battre.
Pourtant la révolte
est la même.
Peut-être
même plus grande. On ne peut pas savoir.
Il faut que la révolte
s'exprime; là, on découvrira jusqu'où elle
peut aller.
3 septembre 1971.
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