ENQUÊTE
SUR LES MAOS EN FRANCE
GUY
GUY. - J'étais à
la campagne et puis j'ai eu une histoire de famille : je me suis
cassé. Je suis venu travailler à Paris dans la
décoration.
On bossait dans
la maison de Vadim à Dreux où on a tout refait.
Je travaillais à
faire les fenêtres et il y avait un chef décorateur
qui faisait la pute.
C'était un
milieu pourri, le prix des trucs, tout ce fric...
J'en ai eu marre
de faire la pute. Je ne voulais plus vivre avec eux.
Ça me faisait
chier des mecs comme ça.
Je me suis cassé.
J'avais un peu de fric de ma grand-mère.
J'ai pas bossé
pendant trois mois, en me disant : " On verra. "
Et puis, un jour
j'ai rencontré des copains qui, eux, bossaient.
Ils m'ont dit :
" Tiens pourquoi, tu bosses pas, toi, pourquoi tu fous rien?
"
Alors je suis allé
à Renault, juste avant Mai 68.
Ma mère est
un peu juive et marxiste.
Elle a été
prisonnière pendant cinq ans en Allemagne.
Mon père
aussi.
C'est là
qu'ils se sont rencontrés.
Maintenant ils veulent
leur petite vie tranquille.
Ils ne pensent plus
à rien. Pour eux, la politique, ça veut dire la
guerre.
Alors parler politique
avec eux, zéro!
J'ai un frère
qui est fasciste.
Il revient de la
Martinique.
J'avais pas d'idée
politique précise.
Il y avait des manifs
au quartier Latin.
Je me souviens,
j'ai vu des mecs dans un car de C.R.S. en train de chanter L'Internationale.
C'était chouette.
C'était à
la gare Saint-Lazare.
Ça m'avait
vachement impressionné.
J'avais voulu savoir
ce qu'ils avaient fait.
C'était la
première fois de ma vie que j'entendais L'Internationale.
Ça me paraissait
bizarre de voir des mecs dans un car de flics en train de chanter.
En province, tu
ne vois pas ça. Tu vois, des fois, une 4 L de flics avec
un type dedans parce qu'ils viennent de le sortir du bal mais
quand il y a une bagarre, les flics ne viennent pas, parce qu'ils
ont peur.
Entre-temps, j'ai
lu La Mère de Gorki, ça m'a vachement choqué.
J'ai fait un rapprochement.
Je suis pas bien
évolué... si j'avais pas bossé... ça
m'arrive souvent, je vois un bouquin et je le prends, je me dis
: "Tiens, je vais lire ça. "
Quand je suis entré
à Renault, là j'ai vraiment vu ce que c'était
: l'enfer quoi!
Au début,
je bossais sur une chaîne.
J'avais jamais vu
une chaîne, j'avais jamais été si près...
j'avais jamais été en usine de ma vie.
Je me souviens,
j'en rêvais la nuit.
Ce qui m'a surtout
frappé au départ, c'est l'ambiance.
Les copains n'avaient
pas de fric alors on ne bouffait pas le midi, les mecs parlaient
politique. Pour moi c'était très important.
J'ai rencontré
Garcia, un anarchiste espagnol.
On a discuté
de politique, mais c'était pas clair parce que je venais
d'arriver.
Au bout de quinze
jours je faisais grève parce que les mecs ne voulaient
pas bosser jusqu'à deux heures.
Les autres ne voulaient
pas que je fasse grève mais moi je comprenais bien qu'on
en ait marre de bosser jusqu'à deux heures.
J'ai fait la grève.
On a discuté
et c'est tout jusqu'en mai où j'ai pris le grand coup.
C'était vraiment
le Grand Jour.
C'était trois,
quatre mois après mon entrée à Renault,
et je commençais à connaître pas mal de mecs
dans l'usine.
Ce n'était
plus pareil.
Alors, le premier
soir, je suis resté, et les mecs commençaient à
souder les portes partout, c'était vachement bien.
Il y a un mec qui
est venu, un prolo, un ouvrier.
Il avait une camionnette
et une grande échelle.
Alors on lui a dit
: " Grimpe, viens avec nous, pose ton échelle contre
le mur et viens. "
Alors le mec est
venu.
On lui a dit : ce
Tu vois les portes sont fermées, c'est pour pas que les
mecs sortent, pour pas qu'ils rentrent chez eux. "
Alors on s'est mis
à discuter : "Pourquoi vous faites grève ?
", etc.
Il nous posait un
tas de questions.
Et puis il y avait
des étudiants qui allaient chercher des dizaines de baguettes
et des paquets de Gauloises. Et du pâté, enfin tout
ce qu'ils pouvaient ramener.
Alors on leur a
dit : ce Venez ", et ils sont montés par l'échelle.
Ce soir-là,
on y a-passé la nuit. J'aimais bien l'ambiance.
Je n'ai pas mis
de temps à m'intégrer à l'ambiance de l'usine.
Les mecs, c'est
vachement sympa, il y a des moments où tu bosses, mais
il y a des moments où tu te fends la gueule.
Et puis c'est franc,
c'est pas pareil que dans la décoration.
Trouver une telle ambiance c'est formidable.
Le premier jour
de la grève, ça éclate partout.
Ça discute
partout. Tu te libères en quelque sorte.
J'étais pas
tellement au courant de ce que les étudiants faisaient
mais je savais qu'il y avait des bagarres, qu'il y avait des
flics à la faculté.
Il y a eu des discours,
mais les discours ça ne m'intéresse pas tellement.
Enfin, je couchais...
un peu partout, au quartier Latin, dans l'usine.
Quand il y avait
des manifs, on y allait, on faisait des barricades et on vadrouillait
toute la nuit; on revenait le matin.
On avait des bagnoles,
et même quand il n'y avait plus d'essence on pipait l'essence
pour en avoir.
J'ai le bouquin
34 nuits, 33 jours sur la Régie Renault, et je réagis
toujours aussi fort quand je le relis.
A l'intérieur,
tu as tous les copains sur une photo, tous les jeunes.
Tu sentais la liberté
partout.
Ce qui était
frappant c'était ça : tu disais ce que tu voulais.
Si t'avais pas à
bouffer, tu te démordais toujours pour faire un casse-dalle.
Il y avait toujours
un mec qui t'en filait la moitié, et puis un mec qui te
filait cent balles ou des cigarettes.
J'ai été
à Flins, mais alors, là, je suis revenu complètement
écuré.
Je suis resté
trois jours sans bouffer, sans dormir, et les flics au cul tout
le temps.
Je suis resté
jusqu'au dernier jour.
On est revenu à
l'usine.
Il y a eu encore
des bagarres dans Paris alors je les ai faites. Les syndicats
essayaient de t'empêcher de tous les côtés.
On demandait "
Pourquoi? " et les syndicats nous disaient : "II ne
faut pas aller sur les barricades, c'est des provocateurs...
" et ils ne soutenaient pas les mecs qui se battaient, c'était
clair!
Quand j'ai repris
le boulot, je me souviens le lundi après-midi, il y a
eu les résultats du vote, parce qu'il y avait eu vote,
on était 2 000-3 000 à gueuler : " Salauds.
"
Alors, ils nous
ont traité de ce Provocateurs ", de tout ce qu'on
veut.
C'était aberrant.
On a repris le boulot mais c'était l'écurement
pour tous les mecs. Et puis les mecs ne voulaient plus parler
de politique.
Pour la plupart
des ouvriers il fallait suivre les étudiants, il fallait
aller à la bagarre.
Après 1968,
j'ai pas laissé tomber.
Quand il y avait
des grèves j'ai toujours été dans le coup
mais je ne savais pas quelle direction prendre.
J'arrivais pas à
m'agripper, c'était pas clair, ça m'intéressait
pas... Il y a eu les trotskystes.
Je discutais avec
eux.
Ils avaient fait
des comités d'action.
Alors je me suis
mis dans le comité d'action, mais ils ne pensaient qu'à
des grandes internationales et le boulot pour l'usine, zéro!
Tous les samedis,
il y avait des cours de marxisme.
Les
mecs, le cours de marxisme du samedi ils n'en avaient rien à
faire.
Moi j'y suis allé
deux, trois fois.
Quand il y avait
une grève j'allais aux réunions pour voir ce qu'ils
allaient tenter de faire.
Mais rien! Tout
ce qu'ils recommandaient c'était de se syndiquer, à
la C.G.T.
Les trotskystes
disaient qu'il fallait entrer à la C.G.T. pour essayer
de récupérer les mecs... mais moi, me syndiquer
à la C.G.T. ah! non!
La C.F.D.T. aurait
été un syndicat un peu plus libéral, un
peu plus combatif, j'aurais peut-être bien voulu... mais
enfin, c'était pas clair!
J'étais gauchiste
sans idée définie.
Enfin, il y a eu
Bouboule. C'était un mec qui ne me servait pas le petit
refrain des syndicats, c'était autre chose.
C'était un
Italien. Il avait vingt-deux ans.
On a fait une grève
de contrôleurs et, pour la première fois, les revendications
qu'on demandait sur le tract, c'était quelque chose de
nouveau.
Je ne savais pas
ce qu'il y avait de nouveau. Mais on voulait faire un tas de
trucs.
Au lieu d'envoyer
des gars dans le bureau, eh bien on y allait tous.
C'était la
démocratie!
Tous les mecs qui
voulaient faire un tract le pouvaient.
On pouvait faire
un tract sur un chef, sur les syndicats, sur n'importe quoi!
On se sentait plus à l'aise. Bouboule a pris la parole
ce jour-là dans la cantine.
Il avait une façon
de s'exprimer : quand tu vois les mecs de la C.G.T. s'exprimer
et Bouboule à côté, eh bien toi tu restes
là, et tu dis : " Merde, chapeau! "
Après je
suis allé le voir.
Il m'a parlé
de son canard : Métallo rouge. On a discuté.
C'est là
qu'on a fait le premier comité de lutte des contrôleurs.
C'était simplement
revendicatif. Mais on discutait d'un tas de trucs. Tous autant
qu'on était, on était écurés
des syndicats.
On était
une quinzaine et je me rappelle, on s'était demandé:
" Mais, comment on va signer? "
A ce moment-là,
j'avais entendu parler de ce qui se passait à la Fiat
à Turin où il y avait déjà eu des
comités de lutte, alors on s'est dit : " Tiens, on
va s'appeler Comité de lutte des contrôleurs ".
Le tract a été
pris par tous les contrôleurs.
Aussitôt il
y a eu plein de mecs qui sont venus nous voir et qui disaient
: " Chez nous, ça va pas " et ils voulaient
qu'on fasse un tract.
On leur disait :
" Eh ben, vous vous démerdez dans votre atelier.
Avec trois ou quatre
mecs vous vous filez rancard dans un café et vous faites
le tract. "
On a eu pendant
un moment jusqu'à douze comités de lutte qui fonctionnaient.
Et puis on a fait
un meeting.
Ça faisait
beaucoup de types à la porte et ceux de la C.G.T. n'aimaient
pas ça, ils avaient peur.
Pour la première
fois, ils ont dit : " Tiens tu as vu Bouboule, il a un badge
de Mao ! "
Tous les mecs qui
se disaient maos dans les comités de lutte portaient un
badge et tout le monde voulait un badge.
Dans l'usine il
y avait 200, 300 mecs qui se baladaient avec un badge de Mao.
Pour moi ça
voulait pas dire grand-chose mais ça voulait dire que
si on s'était fait baiser en 68, il y avait quand même
des mecs qui essayaient d'avoir d'autres méthodes que
les syndicats, qui les avaient trahis.
Ça voulait
dire qu'on essayait de créer une autre organisation pour
se battre et pour se défendre.
Ça représentait
que je pouvais m'exprimer : c'était très important.
C'était la
première fois que si je voulais faire un tract sur un
chef et le traiter de " salaud ", je pouvais le faire.
Mais des mecs de
la Gauche Prolétarienne, j'en avais peur.
On nous avait tellement
bourré le mou qu'ils se battaient n'importe où.
Et puis Bouboule
était en pétard avec eux, même à l'époque
des cantines.
C'était l'hiver
69-70.
Tous les mecs gueulaient
: " Tu as vu la cantine, c'est dégueulasse.
On bouffe déjà
bien mal et en plus ils vont augmenter! Tu as vu, ils coupent
un camembert en huit et ils te font payer ça 70 centimes.
"
Alors on a fait
un tract.
C'était le
premier tract du Comité de lutte qu'on distribuait à
la porte de l'usine.
On ne l'avait jamais
fait auparavant.
Il n'y avait pas
d'étudiants.
Ce n'était
que des ouvriers, que des mecs de Renault.
Le tract était
très bien fait et ça discutait vachement dans les
ateliers.
Les mecs venaient
nous voir en disant : " C'est bien ", et le lendemain,
on s'est dit : " On va imposer nos prix nous-mêmes.
"
C'était ça
le but de la campagne!
Alors, on a fait
un autre tract.
Sur le tract, on
voyait un camembert, coupé en huit morceaux.
On disait : si on
achète deux cents camemberts aux Halles, ça coûte
160 francs.
Un camembert divisé
en huit, on devrait le payer tant et vous le payez tant.
Et les mecs, ils
affichaient ça partout.
On a fait trois
séries avec des dessins : le camembert, les frites et
le café.
Il y avait des mecs
qui venaient en disant : " Je vais t'en distribuer un paquet,
tu auras le temps d'aller bouffer. "
C'est là
qu'on a commencé à avoir des mecs activistes.
Mais, les syndicats,
alors là, ils sont descendus. Il y a eu une bagarre...
enfin pas une bagarre vraiment, mais les chaises ont volé.
Tous les mecs se
sont mis à gueuler. Les syndicats se disaient : "
Merde, tout le monde les soutient ", ils ne pouvaient pas
nous tabasser.
Alors, le lendemain,
ils sont revenus et ils ont essayé de nous empêcher
de rentrer à la cantine.
Comme on savait
par où passer, on a quand même réussi à
rentrer : on était quatre, et eux, ils avaient même
fait venir de l'extérieur les Jeunesses Communistes en
cravate et costumes.
On était
quatre, on se demandait si on serait assez forts, si les mecs
nous soutiendraient encore.
Il y avait un vieux
trotskyste qui était vachement bien, c'était un
trotskyste mais...!
Il a dit : "
Allez-y " et on y a été.
Les ouvriers se
sont levés, ils ont commencé à vider les
J.C. qui, trop trouillards pour essayer de se battre, se sont
barrés.
Avec les autres,
cadres et délégués, il y a eu une bagarre.
Nous, on n'a pas
donné un coup de poing.
C'étaient
les ouvriers! Ils foutaient les marmites en l'air dans la cuisine.
Il y a eu sept,
huit tables de cassées, avec la vaisselle, les chaises.
Les travailleurs
immigrés nous défendaient vachement.
Surtout les mecs
d'Afrique noire qui ne mangent qu'un plat de légumes,
parce qu'ils envoient leur argent à leur femme.
Le lendemain, on
a essayé de coller des affiches, mais les mecs des syndicats
sont venus avec tous leurs pontes de la région parisienne.
Ils criaient : "
Gauchistes = Fascistes ", et ils ont cherché Bouboule
dans l'atelier.
Ils ont commencé
à lui cracher dans la gueule devant les ouvriers, et ils
l'ont traîné par terre.
Lui, il chantait
L'Internationale. Sur le pont de l'île Seguin, ils ont
voulu le jeter dans la Seine.
Là, ils se
sont battus entre eux.
Les délégués
C.F.D.T. sont venus et toute la direction.
Dans l'atelier,
pendant une heure et demie, deux heures, les mecs n'ont pas bossé.
Nous, on a débrayé
et on a commencé à prendre des manches de pioche,
des barres de fer pour y aller.
On y est allés,
mais les chefs nous ont empêchés.
Ils voulaient foutre
Bouboule en photo sur L'Huma en disant : "Les travailleurs
de Renault virent un gauchiste de l'usine. "
Bouboule est revenu
mais il s'est fait virer.
A ce moment-là,
il y eut la fusion entre certains comités de lutte et
la Gauche Prolétarienne.
Dans l'affaire du
métro, on avait en quelque sorte les mêmes idées
qu'eux.
Nous, ce qu'on voulait
au départ, c'était faire un coup à la caisse.
On voulait se démerder
pour piquer quelque chose.
C'est tombé
dans le lac le vendredi soir, mais le lundi on est venus en métro
à Renault, et on a fait passer les mecs gratuitement.
Le lundi soir, ça
s'est bien passé : pas de flics, rien.
Tous les mecs enthousiastes.
On est partis en
manif à la porte.
D'habitude, les
mots d'ordre diffèrent mais là on avait des mots
d'ordre communs.
Il n'y avait pas
de G.P. dans notre équipe, il n'y en avait pas chez les
contrôleurs.
La jonction, je
l'ai faite plus tard.
Jusqu'au mercredi
soir, tout se passe bien. Une rame de métro, puis deux,
puis trois : mille mecs sortent gans payer.
C'était la
joie, et puis les bombages, les tracts.
Tous les jours un
tract! le mercredi soir, j'étais à la porte de
l'usine et qu'est-ce que je vois : un groupe de mecs de la Gauche
qui se pointent.
Mon premier réflexe
ça a été : " Attention les mecs, il
y a les mecs de la Gauche ici. "
J'avais vraiment
peur. Je ne voulais pas me mêler à eux.
Mais ce soir-là,
il y a eu de la bagarre, et les mecs de la Gauche ont repoussé
les flics avec nous.
Quand on a chargé
les flics, ils se sont tous mis à crier et les flics avaient
la terreur.
Ils se sont battus
vachement bien et ça m'a suffoqué.
C'est marrant, c'est
dans la violence que j'ai fait le rapprochement avec eux.
Mais il y avait
quand même toute une partie de l'histoire de la Gauche
qui n'était pas claire.
J'avais jamais lu
un canard de la Gauche.
J'avais jamais lu
La Cause du peuple.
Après le
métro, quand je les rencontrais, on se disait " Salut!",
on discutait, et puis on a commencé à faire des
tracts en commun sur le métro.
Nous, c'était
déjà la résistance parce qu'on s'était
fait décimer.
Les copains se sont
fait foutre en taule. On était archiconnus, on était
photographiés et même filmés. En plus, on
a été dénoncés par les révisos.
Un jour, les flics
nous tendent un piège.
On était
partis à quatre mecs dans le métro et là,
dix flics.
A Trocadéro,
dix flics, et à Franklin-Roosevelt, dix flics...
c'était la
meute qui nous suivait.
A chaque station,
il y avait toujours un ou deux flics qui descendaient et qui
faisaient un tour.
On changeait de
wagons, parce qu'on les avait aussi bien repérés.
A Franklin-Roosevelt
on a essayé de se barrer sur Vincennes. Dans le couloir
ils nous coursaient; quand on a vu la meute derrière nous,
on les avait comme ça.
Quand on est arrivés
sur le quai, ils nous ont encerclés.
Mais ils ne nous
ont pas touchés.
Alors on est montés
dans le métro.
Entre les copains
et moi, on s'est engueulés, parce qu'il y avait un copain
qui voulait descendre à la Concorde.
Il avait une nana
à voir, mais Concorde c'est le meilleur coin pour se faire
piquer.
Dans le métro,
comme il y avait beaucoup de monde, on aurait pu gueuler, ameuter
les gens et, en faisant ça, on aurait pu se barrer.
Il n'a jamais voulu
et il a entraîné les autres copains.
Moi, j'ai pas voulu
descendre. Les copains sont descendus à Concorde.
Ils étaient
pas sitôt sur le quai qu'ils se sont fait matraquer la
gueule. Il y avait au moins une trentaine de flics.
J'ai vu P. plein
de sang. Moi, je suis descendu à Châtelet.
Il y avait encore
deux flics qui nie suivaient. J'ai sauté pardessus les
grilles.
J'ai fait au moins
dix fois les mêmes stations. Enfin je suis arrivé
à me barrer.
Les trois autres
ont été en taule. Les militants étaient
vidés, et moi je ne prenais plus le métro à
Billancourt. Je n'y allais plus.
Je restais planqué.
J'avais peur.
J'avais pas l'idée
de résistance.
Je bossais tranquille
mais ça me faisait chier.
Des fois, j'attendais
les mecs.
Il y avait des meetings
à la porte de l'usine, j'y allais quand même, mais
je n'étais pas actif du tout.
J'hésitais
vachement, à la porte de Renault à Zola.
Il y avait des flics,
j'avais peur.
Il n'y avait personne
pour me soutenir.
Bouboule n'était
plus à l'usine, parce que Bouboule aussi avait peur des
flics.
J'étais complètement
coupé, mais il y avait des mecs que j'avais connus qui
me disaient : " Si tu veux, on peut faire quelque chose
" et ceux qui venaient me voir à l'usine : "
On ne te voit plus. "
J'avais toujours
ce refrain derrière qui me raccrochait...
Mais la peur...
Et je sortais, j'arrivais
à cent mètres de la porte, je ne pouvais plus avancer.
Alors j'allais à
pied jusqu'à Bir-Hakeim, et puis là non plus je
ne pouvais pas et je descendais au Pont de Sèvres ou à
Marcel Sembat.
Ça a duré
pendant un mois mais je ne supportais pas non plus de me sentir
liquidé.
Et c'est reparti.
On a commencé une campagne.
Je ne sais plus
sur quoi. Et là, ça s'est éclairci.
Pas pour dire que
je suis maoïste, que j'ai lu tout Mao, mais pour saisir
qu'il faut y aller, qu'il faut pas avoir peur de tomber.
On sait qu'on tombera
mais ça ne fait rien.
La peur devient
de la hargne.
De la hargne révolution-
naire.
J'ai commencé à diffuser La Cause du peuple.
Avant de vendre
un canard, tu réfléchis.
Métallo rouge,
ce n'était pas pareil, on le donnait.
Avec La Cause du
peuple il fallait accrocher les mecs, discuter, mais je n'avais
plus peur.
Maintenant, le pas
qui a été fait est immense.
Au début,
les premiers maos, ils étaient jetés, enfin pas
jetés mais presque.
Maintenant, tu peux
t'approcher de n'importe qui, aller n'importe où dans
l'usine, tu as toujours des mecs prêts à te soutenir,
à gueuler contre les révisos.
Tu as vachement
plus confiance dans les masses.
Tu peux distribuer
les tracts, il n'y a plus un mec mouchardé.
Et quand il y a
des grèves, le canard, on te le demande de partout.
Au début
tu avais peur, maintenant tu es plus fort. C'est aussi tout ce
qui se passe en France qui joue vachement.
Même des vieux
avec leur carte C.G.T. nous disent : " Moi, je suis trop
vieux, ou j'ai ci, j'ai ça, mais vous avez raison, faut
y aller! "
Et ils racontent
les grèves dures qu'ils ont vécues.
Les vieux ouvriers
ont de l'influence dans l'usine. Quand ils sont contre nous,
c'est pour des raisons personnelles. Jamais contre l'idéologie.
Des mecs anti-maos,
il n'y en a pas un grand nombre.
Dans ce qu'on fait,
il y a toujours quelque chose de concordant avec leurs idées.
Par exemple, quand
on dit : " Sabotons le profit du patron ", ils comprennent,
c'est clair.
Quand La Cause du
peuple est saisie c'est clair : " C'est dégueulasse,
on nous enlève la parole! ", même s'ils ne
sont pas d'accord avec La Cause du peuple.
La répression?
Ça dépend de ce que les maoïstes vont faire.
Si les maoïstes
réussissent un coup qui n'est pas mal, ça va faire
des maos.
Si on répète
des tas de coups signés ce maos "... si on fait notre
justice nous-mêmes, si les ouvriers font leur propre justice,
pour eux, ce sera clair!
Tous les jeunes
sont avec nous dans la pratique et aussi dans les idées.
Ces mecs, bien sûr,
ils participent plus ou moins mais, en principe, les mecs, même
les jeunes professionnels, ils sont violents.
Les mecs, ils arrivent
de province, habitent la banlieue, ils se font chier.
Ils se battent à
droite à gauche.
Le flic est devenu
quelqu'un qu'ils ne peuvent pas voir.
Les flics partout
et les contrôles d'identité, ils en ont marre!
Ça mijote
là-dedans, et ils se mettent à vachement discuter.
Par exemple, il y a des mecs que je connais de vue, je discute
avec eux dans la rue.
Pourtant, une fois
que tu sors de l'usine, t'essayes d'oublier toute la crasse qu'il
y a là-dedans, et l'usine, on n'en parle plus, c'est dans
la poche sur le côté.
Eh bien, maintenant,
il y a des mecs quand on sort de l'usine, qui me demandent :
" Tiens, salut! On va boire un truc ", et on commence
à discuter politique.
Tu sens que c'est
autre chose! Pour moi c'est vachement important. Ça joue
sur mon idéologie.
Cet été,
j'ai fait du stop. J'ai pris des dizaines de voitures, et j'ai
rencontré des gens, des jeunes surtout, de différentes
classes sociales.
Quand on avait le
temps de discuter, en fonction des kilomètres, je les
provoquais : " Bien sûr, la vie est chère,
mais vous savez, Marcellin nourrit près de 70 000 flics
sur notre dos, et les impôts ", etc.
Et ils me disaient
: " Mais vous savez, il faut des flics, il y a tellement
de gens qui se battent, qui sont violents. "
Chez les jeunes,
c'est pas du tout pareil.
C'est marrant, mais
ils ont vachement d'estime pour un mec qui fait du stop.
Ils sont familiers.
Tu entames une discussion
et tu découvres qu'ils se font chier. Ils sont en vacances
mais ils se font chier.
Alors avec eux,
c'est vachement facile d'y aller.
Les bagarres, ils
aiment ça, ils ne parlent que de ça.
Et quand tu leur
parles de flics, alors là : " Ah! les salauds! "
Des fois, il y en
a qui sont plus évolués, alors tu fonces à
discuter : Cause du peuple, Geismar... tu vois ce qui porte.
Mais tu y vas à
tâtons. Comme ça, tu te fais une idée.
En principe, cette
génération, enfin les mecs entre dix-sept et vingt
ans, sur 100 mecs, tu en as 90 qui sont archiviolents.
Ils ont des petits
boulots : menuisiers, électriciens, maçons, n'importe
quoi; ils gagnent 100 000 balles par mois, mais ils ont encore
un truc : ils ont tous Paris dans la tête.
"Combien on
gagne de l'heure à Paris? " " Comment c'est
à Paris? " C'est marrant, ils croient qu'à
Paris, on vit bien! On comparait.
Je leur disais :
" Moi, je suis à Renault, je gagne 120 000 balles,
je paye 30 000 balles de piaule par mois ", etc.
16 septembre
1971.
Après avoir
relu son entretien, Guy a dit :
Je suis deçu.
Ca me plaisait de
lire ce que j'avais dit mais je trouve ça barbant.
C'est mou.
Ca donne pas envie
de se battre.
A côté
de Jackson !
[Georges Jackson,
prolétaire noir nord-américain condamné
à vie pour un vol de 30 dollars dans une station-service,
conscientisé en prison et devenu l'un des écrivains
du Black Panther Party, mort assassiné]
J'ai pas su montrer
la violence.
Pourtant, même
s'il y avait cent mille mecs en face de moi pour me dire que
je me trompe, que la voie du maoïsme, c'est pas la bonne
voie, je ne les croirai pas.
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