ENQUÊTE
SUR LES MAOS EN FRANCE
VICTOR
VICTOR. - Je n'ai pas découvert
la politique juste avant Mai 1968.
Déjà
en 65-66, nous étions plusieurs à décider
d'entrer dans les grandes écoles d'État pour avoir
un salaire qui nous permette de militer.
Je n'appartenais
pas à une famille où l'on parlait politique ou
si l'on en parlait, c'était du mauvais côté.
Ce qui a été
déterminant pour moi, cela a été, je crois,
la découverte de la réalité des pays dominés
par l'impérialisme.
Le nombre de camarades
qui se sont très vite lancés dans la bagarre parce
qu'ils étaient passés par les pays africains ou
arabes est assez important.
- La découverte
du tiers monde?
VICTOR. - Oui, mais directement,
pour y être passés. On a commencé le travail
vraiment organisé, après la guerre d'Algérie,
à l'intérieur de l'UEC (Union des Etudiants Communistes).
D'abord, c'était
dans le secteur de lettres, et puis on a démarré
sur Ulm (l'Ecole Normale Supérieure), à l'époque
d'Althusser.
La tactique qu'on
a eue alors était d'organiser le maximum d'étudiants
sur la base de la défense presque théorique du
marxisme, donc très rapidement la contradiction entre
cette fraction et la direction officielle de l'U.E.C. s'est aiguisée.
Ça a débouché
sur la scission et donc sur la création de l'U.J.C.M.L.
à laquelle j'ai participé.
Quelques semaines
après la création de l'U.J.C.M.L. on a commencé
à créer les premiers comités Vietnam de
base.
- Avant Mai 68,
pensiez-vous qu'il allait se passer quelque chose assez rapidement,
ou étiez-vous partis pour une aventure de longue haleine?
VICTOR. - On partait pour une aventure
de très longue haleine.
Il y a eu chez certains
d'entre nous, quelques semaines avant Mai 68, après Caen
et Redon surtout, le sentiment qu'il y aurait de très
fortes explosions ouvrières.
On partait pour
une alliance avec les syndicats. C'était incontestablement
l'idée dominante.
- L'idée
de rétablissement existait déjà?
VICTOR. - Avant Mai 68, il y avait
déjà une dizaine de groupes d'établissement.
On favorisait l'établissement
par petits groupes, pour que lek gars ne se retrouvent pas seuls
dans une situation entièrementv nouvelle.
A l'époque
on les appelait des " syndicalistes prolétariens
".
Ils devaient militer
à l'intérieur de la C.G.T., être très
durs sur les positions de la lutte des classes, durcir les mouvements,
radicaliser toujours et défendre la C.G.T. au nom de sa
tradition.
- Ils ne se faisaient
pas exclure?
VICTOR. - L'expérience de
toute façon a été brève puisque le
premier groupe de syndicalistes prolétariens que nous
avons formé a commencé dans le Sud-Est en janvier
68.
Du mois de janvier
à mai 68, il n'y a pas eu beaucoup de temps et pas un
seul exemple de conflit ouvert entre ces groupes et une partie
des masses, ou la direction de la C.G.T.
Il y a eu des exemples
où on est intervenu lors de mouvements de masse qui étaient
bradés par une union locale ou une union départementale.
Lors de ces trahisons
on aidait à constituer des groupes de syndicalistes prolétariens,
mais on n'était pas assez.
Le premier groupe
syndicaliste prolétarien qui a été créé
existe encore, plus en tant que syndicaliste prolétarien,
mais les gars sont encore les dirigeants du syndicat C.G.T. dans
leur boîte.
Ils ne se sont pas
fait exclure, ils ont mené encore plusieurs grèves
importantes.
- Quel était
ton rôle?
VICTOR. - Mon rôle, c'était
d'être un peu le professionnel de la barque.
On avait une commission
qui faisait circuler l'information venue des établissements,
et qui aidait à la formation des premiers groupes syndicalistes
prolétariens.
On essayait d'aider
les camarades à l'intérieur des usines, à
systématiser leur expérience et à dégager
certaines règles pour un art de combat.
Nous étions
quatre ou cinq à faire ça.
- Sur quoi vous
appuyiez-vous, à Vépoque, pour prendre vos décisions?
Sur la pensée de Marx? celle de Mao?
VICTOR. - Non, pas exactement.
Il y a eu une première
étape de l'U.J.C.M.L. fortement marquée par l'emprise
théorique d'Althusser.
A ce moment-là,
oui, on partait des livres, en règle générale;
parce que c'est quand même à cette époque-là,
qu'on a créé les comités Vietnam de base
qui étaient une réelle organisation à caractère
de masse.
Ce qu'il faut voir
avec Althusser, c'est à quel moment il apparaît
: fin de la guerre d'Algérie, le désarroi est très
important dans le milieu étudiant.
Il y a bien sûr,
dès cette époque, des courants théoriques
gauchistes au sens strict, c'est-à-dire renouant avec
la tradition théorique du gauchisme : on lit Lukacs, les
premiers textes de Marcuse, les premiers de Lapassade, mais c'était
un courant qui n'arrivait pas à donner aux étudiants
oppositionnels une vue d'ensemble de la crise du mouvement communiste
international.
Dans cet état
de désarroi les premiers articles d'Althusser apparaissent
un peu comme un mirage.
Pour pas mal d'entre
nous, ça a été un formidable appel d'air
: le retour à la lettre, aux origines, aux principes du
marxisme, qui allait nous permettre de surmonter les difficultés
pratiques.
Grosso modo, Althusser
disait : il y a un révisionnisme et la nature du révisionnisme,
c'est de réviser un certain nombre de principes du marxisme,
donc si on les restaure, ces principes, on fait uvre révolutionnaire.
Il faut comprendre
1° l'état de désarroi où nous étions,
2° le fait que de toute façon, on était dans
un milieu coupé de la pratique de production et qui depuis
la fin de la guerre d'Algérie était coupé
de la pratique de la lutte de classes.
Althusser nous donnait
du boulot et puis une certaine conscience de ce qui se passait.
Une possibilité
d'analyses.
Tout le monde s'est
précipité dessus.
Très rapidement,
il y a eu deux tendances : celle qui partait d'Althusser pour
vraiment faire de la théorie, la tendance qui a donné
Les Cahiers pour l'analyse, et la tendance qui a pris comme point
de départ Althusser, mais pour aller vers Mao. Les deux
tendances se sont d'ailleurs retrouvées en Mai 68.
- Est-ce qu'Althusser
parlait de Mao?
VICTOR. - Oui, dès ses premiers
textes il parlait de Mao.
C'est ce qu'il avait
de subtil.
Le petit livre rouge
n'était pas traduit en français.
On avait les uvres
choisies des Éditions sociales.
Nous avons commencé
par les textes philosophiques de Mao, puisque c'était
eux qui étaient étudiés par Althusser et
puis, très rapidement, il a quand même fallu un
an, on s'est emparés de toutes les uvres choisies
de Mao.
Althusser en parlait
très élogieusement, mais dans un secteur déterminé
: ses premiers articles portaient sur la contradiction, d'où
il citait l'ouvrage du président, De la contradiction,
mais il ne disait pas, alors qu'on était en pleine polémique
sino-soviétique, Mao Tsé-toung c'est la vérité,
et les Russes c'est le révisionnisme.
Il ne disait pas
ça.
Mais il faut rendre
à César ce qui est à César, Althusser
a été quand même un moyen d'accès
à Mao Tsé-toung.
- La première
fois que tu as lu ces textes de Mao, comment t'ont-ils semblé?
VICTOR. - Vu notre trajectoire,
quand on arrive à Mao, on a déjà lu Le Capital,
Lénine et tout ça, ce qui fait que la lecture de
Mao, à ce moment-là, c'est un peu le délice
théorique!
Quelque chose de
grandiose qui parachève ce qu'on a pu lire dans Marx et
dans Lénine.
Ensuite, il a fallu
tout relire.
Après la
Révolution culturelle, tout change.
Il a fallu complètement
nous laver le cerveau.
Donc la première
lecture de Mao est une lecture théorique très belle,
qui comble d'aise, mais pour notre pratique il a fallu passer
par une crise très importante, qui justement nous a amenés
à l'établissement.
- Quand avez-vous
pensé que la pratique de Mao pouvait vous être directement
utile en France?
VICTOR. - On a commencé vraiment
dans l'été 67.
Avant, évidemment
il y avait eu les comités Vietnam de base.
Leur différence
avec le Comité Vietnam national était très
simple.
D'une part, du point
de vue de l'orientation, les comités Vietnam de base respectaient
rigoureusement la ligne vietnamienne, c'est-à-dire que
le soutien politique était total.
On reprenait intégralement
les analyses et la ligne des Vietnamiens.
Première
différence avec le Comité Vietnam national, puisque
le C. V. N., où les trotskystes étaient la force
la plus dynamique, n'hésitait pas à introduire
sa propre marchandise sur le Vietnam.
Leur fameux coup
: " II n'y a pas deux étapes de la révolution
dans les pays dominés et la révolution au Vietnam
est socialiste. "
Cela peut paraître
archéologique, mais cela a été des débats
qui nous ont divisés.
On ne se cognait
pas à l'époque mais c'était très
intense.
Quand quelqu'un
disait dans un meeting : " la révolution socialiste
vietnamienne ", on poussait des hurlements!
Pour nous c'était
une révolution qui avait un caractère démocratique,
national, et ce n'était pas du tout la révolution
socialiste.
Ça peut paraître
un débat oiseux, cela ne l'est pas, ça a une certaine
importance.
Même si pour
le moment, c'est relégué à l'arrière-plan.
La différence
la plus importante était dans le style de travail.
Nous voulions faire
un travail de masse - premières formes d'implantation
dans les quartiers, avec les panneaux, les tracts, la régularité,
l'assiduité.
Chaque fois qu'il
y avait des nouvelles qui venaient du Vietnam, toutes les semaines
avec Le Courrier du Vietnam, on faisait des panneaux, pour décrire
l'état de l'offensive du front, les nouvelles sur les
atrocités américaines, tout ça.
Ce qui fait que
les gens, dans certains quartiers de Paris (à l'époque
nous militions surtout dans les quartiers de Paris) s'étaient
habitués à nous.
Une nouvelle image
du militant, puisque déjà on ne voyait plus très
souvent les gars de l'Humanité-Dimanche, et que les communistes
n'allaient plus sur les marchés.
Chez les gauchistes,
on était les premiers à faire cette apparition-là.
On appelait ça
: le style de travail de masse.
Et ce qu'on reprochait
au Comité Vietnam national, c'était le style spectacle,
grands gadgets : six heures pour le Vietnam mais pas de travail
vraiment prolongé.
A l'époque
il y avait des tensions redoutables, entre le comité Vietnam
de base et le Comité national.
Les comités
Vietnam de base avaient un journal, Victoire pour le Vietnam,
qui faisait le point des expériences des comités
et de ce qui se passait au Vietnam.
- D'où venait l'argent
?
VICTOR. - Des militants.
Un journal comme
ça se fait facile
ment.
On tirait à
six ou dix mille exemplaires. Les C.V.B. étaient une organisation
réelle. Il y avait beaucoup de militants stables.
- Il y en avait
dans toute la France ?
VICTOR. - Non.
La région
parisienne, quelques régions de province, mais ce n'était
pas vraiment toute la France.
Comme le C.V.N.
d'ailleurs.
Cela dit, quelques
semaines avant Mai 68, cela s'était considérablement
développé.
Je me souviens au
congrès national des C.V.B., on sentait une multiplication.
- Comment Mai
68 vous est-il arrivé?
VICTOR. - Un (coup de tonnerre.
A partir du moment où à Nanterre on a chassé
Juquin [député communiste chargé de la question
de l'éducation et de la jeunesse au "PCF"),
on a senti qu'il y avait quelque chose qui se développait,
ce qui fait que le 3 mai n'était pas un coup de tonnerre,
mais du 3 au 10 mai alors là, on a complètement
dérapé.
Même le 22
mars et la contestation, on est passé à côté.
On ne voyait pas.
Le point de vue
qu'on avait, c'était : les étudiants forment une
composante importante, mais qui doit se lier aux masses, si elle
ne se lie pas aux masses, elle n'a pas d'avenir.
Lié aux masses,
au sens le plus physique du terme.
- Et quand avez-vous
commencé à vous lier aux masses?
VICTOR. - A l'automne 67.
Tous les camarades
issus des
facs, tous les camarades étudiants, ont créé
ce qu'on a appelé, à l'époque, un mouvement
de soutien aux luttes du peuple.
Dès qu'il
y avait un mouvement de grève quelque part, ils fonçaient,
ils allaient aux portes des boîtes, etc.
De ce point de vue-là,
on savait aller à une porte de boîte.
Pour nous, Mai 68
n'était pas la découverte de la porte d'usine.
Ce qui nous a permis,
à nous, de comprendre un certain nombre de choses, mais
un certain nombre de choses dans les boîtes.
Vis-à-vis
du mouvement étudiant on était très profondément
méprisant. Franchement méprisant.
On avait un point
de vue prolétarien très, très étroit.
On disait : les
étudiants s'ils ne vont pas à la porte des boîtes,
ils n'ont pas d'avenir, ou leur avenir c'est la bourgeoisie.
Ce qui fait que la première semaine de mai a été
l'épreuve de vérité.
- Comment l'avez-vous
vécue?
VICTOR. - Oh là! Sur le moment
comme pour tout le monde, c'était quelque chose qui nous
débordait complètement.
Pour nous, plus
particulièrement, puisque précisément, on
était peu liés aux aspirations du mouvement étudiant.
A posteriori c'est d'une manière critique qu'on repense
à ces journées-là.
- Que
faisiez-vous ? Alliez-vous dans les facs ?
VICTOR. - Pas vraiment.
On était
dans les manifs, même la nuit des barricades où
pourtant un certain nombre de dirigeants de l'U.J.C.M.L. avaient
formellement condamné le développement des manifs
au quartier Latin.
La thèse
était : il faut partir du quartier Latin pour aller manifester
dans les quartiers populaires.
Pourtant malgré
ces condamnations très sévères, franchement
réactionnaires, on allait aux manifestations.
On s'est même
aperçus, quand on a fait l'union avec les camarades issus
du 22 mars, quand on a pu faire avec eux le bilan de ces journées
de mai, que pour la gauche étudiante de l'époque,
l'U.J.C.M.L. apparaissait comme l'organisation qui avait le plus
d'expérience militaire.
En fait, les premières
manifestations étudiantes violentes avaient été
menées sur le Vietnam et nous en avions été
les organisateurs.
On attendait beaucoup
de nous du point de vue militaire, dans les manifs de la première
semaine de mai.
Et on n'a évidemment
rien apporté cette semaine-là, puisqu'on était
en décalage...
Au cours de cette
semaine il y a eu toutes sortes d'analyses théoriques
pour justifier la position prise à l'égard du mouvement
étudiant.
Du 5 au 7 mai, par
exemple, l'analyse c'était : attention il y a un véritable
complot des forces social-démocrates pour s'emparer du
mouvement étudiant, à leurs propres fins, aux fins
de Mendès, Mitterrand, etc.
C'était encore
l'analyse la moins farfelue, elle était fausse, mais elle
avait une certaine vraisemblance.
- A quoi attribues-tu
cette erreur d'analyse?
VICTOR. - Une méfiance à
l'égard du mouvement étudiant du point de vue des
classes.
La contestation
proprement étudiante, l'existence des aspirations propres
des étudiants, et de la jeunesse intellectuelle on n'y
croyait pas.
Pour nous, il fallait
sortir de l'Université.
Seul le mouvement
de sortie de l'Université pouvait constituer un objectif
pour le mouvement étudiant qui devait être nécessairement
un mouvement de soutien aux luttes du peuple.
- Et vous avez
changé d'avis ? Pourquoi avez-vous rallié le 22
mars ?
VICTOR. - Après la nuit
des barricades, on s'est aperçus qu'on s'était
trompés.
Il n'y a pas eu
le temps de faire un bilan, qui aurait entraîné
un puissant mouvement de critique et de rectification dans nos
rangs, pour la bonne raison qu'après le 10 mai, il y
a eu le 13 mai et après le 13 mai, il y a eu la grève
générale.
Donc, pas le temps
de faire ça et tout de suite, on s'est trouvés
pris dans les problèmes nés de l'apparition de
la grève dans les boîtes.
Donc on a marqué
le coup, après le 10 mai, se rendant compte qu'il y avait
eu erreur, et tout de suite, on a foncé en/avant avec
ceux dont on disposait à l'époque, c'est-à-dire
les syndicalistes prolétariens, on a foncé dans
les boîtes.
A ce moment-là,
puisque c'était devenu un mouvement de révolte
populaire, on s'est retrouvés avec les camarades avec
lesquels on avait eu des divergences pendant la première
semaine de mai, particulièrement les camarades du 22 mars,
on s'est retrouvés avec eux le 24 mai et puis surtout
on s'est retrouvés avec eux au moment où on a lancé
les mots d'ordre de résistance prolétarienne à
la reprise du travail, à la collusion gaulliste-C.G.T.
On s'est retrouvés
avec eux, à Flins et c'est là, dans la pratique,
que se sont tissés les premiers liens entre une partie
du 22 mars et une partie de l'U.J.C.M.L., huit mois après
Mai 68.
C'est seulement
huit mois après, qu'on s'est unifiés dans la
Gauche Prolétarienne, mais le baptême, le lieu de
naissance ça a été, incontestablement, qu'on
se soit rencontrés à Flins.
- Que s'est-il
passé pendant ces huit mois ?
VICTOR. - Tout simplement, comme
pour tout le monde, il fallait faire les comptes, le bilan.
Comme d'une part
on avait commis des erreurs, dont certaines très graves
- le mépris du mouvement étudiant - comme d'autre
part, on était une organisation qui avait déjà
des aspects maoïstes, c'est-à-dire un certain rapport
à la réalité, qui fait que quand on est
coupés de la réalité il y a apparition de
grandes critiques, on a commencé au sein de l'U.J.C.M.L.,
après la dissolution officielle, un mouvement critique.
Et ce mouvement
de critique a très vite, pendant l'été 68,
abouti à une cassure en deux camps.
Il y avait un camp
qui était très très minoritaire, et un camp
qui était très très très majoritaire.
Nous étions
dans le camp très minoritaire!
C'est vraiment un
tout tout petit groupe issu de l'U.J.C.M.L. qui a constitué
la Gauche Prolétarienne au départ.
Si on se place en
septembre 68, c'est-à-dire à la rentrée,
au moment où tout le monde pensait ce octobre rouge ",
il y avait, sorti de l'U.J.C.M.L. et du mouvement de soutien
aux luttes du peuple, quelque chose comme quatre à cinq
mille militants.
L'écrasante
majorité de ces militants se trouvait sur des positions
opposées à celles qu'a adoptées le petit
groupe qui allait devenir la Gauche Prolétarienne.
Le camp majoritaire
avait des idées, que nous jugions liquidatrices.
Ils expliquaient
l'issue de Mai 68 de la manière suivante : il y a eu un
mouvement de masse, il était révolutionnaire, et
comme il n'y avait pas de parti révolutionnaire, ce mouvement
de masse ne pouvait pas prendre le pouvoir.
C'était la
thèse la plus dogmatique, la plus plate et la plus vulgaire,
d'expliquer la grande carence de Mai 68 par le fait qu'il n'y
avait pas de parti révolutionnaire.
Nous considérions,
à juste titre, comme la suite l'a montré, que faire
cette analyse-là c'était liquider les principaux
acquis idéologiques de Mai.
Dans le sillage,
c'était aussi liquider une organisation assez importante,
pas simplement l'organisation ancienne de l'U.J.C.M.L., mais
ce que l'U.J.C.M.L. avait créé dans les usines
- c'est-à-dire un nombre assez impressionnant de groupes
syndicalistes prolétariens.
Résumé
des thèses liquidatrices : " Maintenant qu'on a compris
qu'en Mai, ce qui nous avait manqué c'était un
parti, il faut tout de suite construire un parti. "
Comment on construit
un parti? en regroupant les éléments d'avant-garde.
Comment on regroupe
les éléments d'avant-garde?
En les formant.
Comment on les forme?
A partir des livres.
Tout ceci devait
nécessairement amener la rupture des contacts avec la
pratique et avec les groupes d'usines qui existaient.
Et de fait, ça
a été un énorme massacre.
- Les établis
sont revenus ?
VICTOR. - C'est ça, les établis
ont quitté leurs usines.
- Le besoin de retourner
dans les livres ?
VICTOR. - Enorme, c'était
incroyable. Ça a dû être la période
en France où on a le plus lu Que faire? de Lénine!
Un phénomène universel. En Italie ça s'est
passé comme ça. En Belgique aussi il y a deux camps
: ceux qui disent : " Faut partir de la pratique des masses
" et les autres qui disent : " Non, il faut partir
de Que faire?... " Et ça se bagarre! En Allemagne,
ça a été pareil.
- Et Mao?
VICTOR. - II n'intervenait plus vraiment. Ils se disaient encore
pour Mao, mais vraiment ils le lisaient à travers les
lunettes Que faire? Je dis tout de suite que nous estimons que
Que faire? est un grand ouvrage, mais qu'il est daté d'une
autre époque. On ne peut plus s'appuyer sur toutes les
thèses qui y sont.
En particulier les
thèses sur la connaissance (importées par les intellectuels
dans /le mouvement ouvrier). C'est pour ça qu'on dit que
Mao Tsé-toujng c'est une époque nouvelle.
- Vous vous disiez
maoïstes, à ce moment-là ?
VICTOR. - C'est à ce moment-là
qu'on s'est dits carrément maoïstes. Quand on parlait
de nous en disant ce marxistes-léninistes ", on prenait
ça pour une insulte.
On revendiquait
le terme " maoïste ", le portrait de Mao.
Cela dit, on était
bien évidemment pour le marxisme, le léninisme,
mais on voulait marquer la nouveauté du maoïsme.
- C'était
la première apparition d'un groupe maoïste
en France ? Ou y avait-il déjà eu quelque chose
?
VICTOR. - II y avait eu le P.C.M.L.F.
*. Mais qui était de plu s stricte obédience léniniste.
- Un jour
vous vous êtes dit, nous, la Gauche Prolétarienne,
on est des maoïstes.
VICTOR. - On ne se l'est pas dit
" un jour ".
La lutte contre
l'autre courant qu'on caractérise comme ce liquidateur
" a duré de juin 68 à février 69. Ça
fait pas mal de temps.
Donc, on a vraiment
eu le temps, à travers cette lutte, d'affermir et de clarifier
nos positions.
Surtout qu'au départ,
ce qu'on disait était extrêmement simple : "
Bien sûr on a fait des erreurs, cela dit c'est tout à
fait normal parce qu'on était inexpérimentés.
La meilleure manière
de rectifier ces erreurs, c'est de renouer avec la pratique et
de trouver des idées dans la pratique.
Donc, en avant de
nouveau dans les boîtes, tirons les leçons de Mai
68 dans les usines et dans la rue. "
Évidemment,
on se faisait traiter de tous les noms.
C'est là,
en particulier, que la notion de ce mao-spontex ", que le
mot ce spontex " est apparu.
Ça voulait
dire qu'on ne respectait pas Que faire? Qu'on était des
spontanéistes. Le terme spontanéiste est populaire
dans la tradition marxiste parce que dans Que faire ? Lénine
critique un courant russe qu'il appelle ' spontanéiste
".
Comme nous, on disait
que le parti ça ne se crée pas comme ça,
et que de toute façon la création d'un parti dépend
de l'état du mouvement des masses, hop, on nous a traités
de spontanéistes, - et puis comme mao-spontex, ça
sonnait bien, ça a été assez populaire.
De toute façon
comme une dizaine de milliers de gauchistes étaient sous
l'emprise de ces idées ossifiées sur le parti,
c'est un quolibet qui a eu du retentissement.
Ça a duré
très longtemps, jusqu'à la dissolution de la Gauche
Prolétarienne, on nous traitait encore de spontanéistes.
- D'où
venait votre conviction d'avoir raison? Quand on s'est aperçu
qu'on pouvait se tromper au point de ne pas comprendre le mouvement
étudiant, n'est-on pas un peu inquiet sur les nouveaux
risques d'erreur?
VICTOR. - Absolument. Il y a eu
des angoisses, à une époque!
- Comment en
sort-on, si on en sort?
VICTOR. - Quand
on s'accroche, on retrouve un ancrage dans la réalité.
Pour nous, ce qui a été décisif, ça
a été Sochaux.
Pendant l'été
68, nous sommes allés là-bas, nous avons discuté
avec des ouvriers de Sochaux, et nous avons appris ce qui s'était
passé, c'est-à-dire les affrontements de juin 68.
- Tu parles toujours
de ce s'ancrer dans la réalité ", d'aller
vers la réalité, de retrouver la réalité...
Mais tout le monde pense être dans la réalité!
Il y a très peu de gens à dire : on n'y est pas!
VICTOR. - Là tu te trompes!
A l'époque il y avait une petite série de gens
qui voulaient vraiment partir des livres...
- Parce que tu
fais une opposition entre livres et réalité?
VICTOR. - Non, pas entre livres
et réalité, mais entre la démarche qui consiste
à partir d'un livre où on te dit de faire ceci,
cela, et la démarche de ceux qui partent de la pratique,
qui essayent de comprendre dans la pratique, et puis qui lisent
des livres pour les aider à mieux comprendre.
Après Mai
68, il y avait philosophiquement, deux camps.
Ce n'est pas moi
qui interprète : je donne les points de vue tels qu'ils
étaient exprimés par chacun des camps.
Le camp caractérisé
comme " liquidateurs ", disait : " Partir de la
réalité c'est empiriste, c'est spontanéiste
", etc. Pour eux, il fallait partir d'un certain nombre
de thèses.
Il fallait élaborer
une ligne!
Alors comment élabore-t-on
une ligne ?
Cela revient à
faire une analyse de classes de la société, alors
on fait une analyse de classes de la société, on
prend des bouquins de Raymond Aron qu'on critique, des statistiques
du ministère du Travail, etc.
Nous, on disait : il faut partir de la réalité.
Ça veut dire quoi?
L'expérience
qui nous a marqués le plus c'est Flins 68.
Une expérience
à laquelle nous participions directement.
La deuxième
expérience, que certains d'entre nous découvrent
pendant l'été, c'est Sochaux où les affrontements
étaient bien plus violents et de portée stratégique
peut-être encore plus importante que Flins 68.
Alors qu'est-ce
qu'on a tiré de là?
La conviction profonde
qui a été une puissante arme pour rabattre l'angoisse,
puisque ce angoisse ", il y avait! la conviction que la
thèse du " pouvoir est au bout du fusil ", était
valable et d'une certaine manière actuelle, dans un pays
comme la France, comme pour tout autre pays.
On en était
convaincus, en septembre 68, vraiment convaincus.
C'est ça
qui nous a permis, alors qu'on ne voyait pas clair sur des tas
de questions, qu'on était très peu nombreux, et
que ceux qui nous étaient hostiles étaient vraiment
l'écrasante majorité, c'est ça^qui nous
a permis de nous battre et de nous battre sans problèmes.
Non pas qu'on croyait
qu'on avait la vérité infuse, ce n'est pas ça.
On n'était
pas du tout sectaires, on était très ouverts, la
meilleure preuve c'est que huit mois après, on a fait
une expérience inédite et qui ne s'est pas renouvelée
depuis : l'union avec un courant parti de tout autres prémisses
que nous.
Parce que Alain
Geismar et les éléments venus du 22 mars avaient
eu, au départ, une tout autre démarche que nous.
Lorsqu'on s'est
unifiés organiquement, ça marquait de leur point
de vue, aussi bien que du nôtre, une large ouverture d'esprit
et une profonde volonté d'unir tous ceux qui voulaient
continuer Mai 68.
La Gauche Prolétarienne
est donc née formellement en septembre 68, mais elle n'a
commencé à avoir une vraie physionomie qu'après
l'union avec des camarades venus du 22 mars, c'est-à-dire
en février-mars 69.
- Quelles étaient
vos dissensions de base avec les éléments du 22
mars?
VICTOR. - Eux n'étaient
pas maoïstes.
Dans nos premières
discussions, ils disaient : " Bien sûr, c'est très
important la Révolution culturelle, Mao Tsé-toung
et tout ça, mais enfin on ne se sent pas lié par
le maoïsme.
On ne sait pas trop
ce que c'est mais on ne voit pas pourquoi, a priori, c'est le
maoïsme qui doit être la doctrine de base pour les
révolutionnaires de Mai 68. "
C'était quand
même un point de départ différent.
- Qu'avaient-ils
eux comme doctrine?
VICTOR. - Ils n'en avaient pas
du tout. C'était vraiment l'effort avec les moyens du
bord pour comprendre Mai 68.
Il n'y a qu'à
voir leur bouquin sur la guerre civile.
- C'était
quand même " le pouvoir au bout du fusil " ?
VICTOR. - C'est bien pour ça
qu'on s'est unis! S'il n'y avait
pas eu accord sur les thèses fondamentales, on n'aurait
pas pu s'unir.
- Pourquoi
dis-tu que Sochaux a été si important?
VICTOR. - II y a quand même
eu de huit à onze C.R.S. tués, de l'aveu des ouvriers.
Pas de l'aveu du
ministère de l'Intérieur, mais absolument tous
les camarades dans leurs discussions avec les gars de Sochaux
qui ont participé à juin 68 confirment ce chiffre.
C'était important,
parce que c'était une violence proprement ouvrière.
Flins, il faut bien
voir que c'est la violence étudiants-ouvriers avec les
étudiants d'une certaine manière aux premières
lignes, entreprenant le déclenchement.
Là, c'était
vraiment de l'usine que surgissait cette violence, et le bilan
qu'en ont tiré les ouvriers de Sochaux était plus
développé que celui qu'en ont tiré les ouvriers
de Flins.
Pour les gars de
Sochaux, la leçon qu'ils en ont tirée se voit encore
maintenant en 71, ils disent : " La prochaine fois, c'est
avec les flingues, qu'on accueille les C.R.S. "
Les premières
discussions qu'on avait eues avec les ouvriers révolutionnaires,
là-bas, c'était : " Ce qu'il nous faut, c'est
des groupes armés. "
Alors que dans la
majorité des usines, les premières questions qui
étaient discutées, c'était : " Est-ce
qu'on reste encore au syndicat, est-ce qu'on fait autre chose,
un comité d'action, le parti? ", etc.
- Qui sont les
ouvriers révolutionnaires dans ces discussions, surtout
des jeunes?
VICTOR. - A Sochaux, c'est inédit
par rapport à ce qu'on voit ailleurs. Nantes-Batignolles
est un peu dans ce cas.
On rencontre énormément
d'anciens qui sont activement et ouvertement révolutionnaires.
Il y a d'énormes
potentialités révolutionnaires chez les vieux ouvriers
partout, mais généralement ce sont surtout les
jeunes ouvriers qui constituent la force ouvrière la plus
rapidement mobilisable.
Sochaux est un de
ces cas particuliers où les sympathies actives que nous
avons obtenues venaient très souvent d'ouvriers âgés.
- Pourquoi est-ce
spécialement ainsi à Sochaux?
VICTOR. - L'expérience de
Sochaux, comme expérience proprement ouvrière,
a été la plus avancée.
A Renault-Billancourt,
par exemple, l'occupation a été très inerte,
très bureaucratique, et les jeunes, pour briser avec cette
occupation, sortaient de la boîte pour aller dans les manifs
étudiantes.
Résultat,
ce sont les jeunes qui ont tiré le plus de ce qu'il y
avait de nouveau dans Mai 68.
A Sochaux, jeunes
et vieux ensemble ont affronté la répression, d'où
ils ont pu tirer ensemble des leçons et réactiver
leurs vieilles traditions.
- Quels contacts
avez-vous en ce moment avec ces grandes usines ?
VICTOR. - II n'y a plus trop d'établis.
- Ce n'est plus
la peine?
VICTOR. - Je ne dis pas ça.
Mais nos premiers établissements étaient des établissements
pour connaître la réalité, pour pénétrer
idéologiquement dans le milieu ouvrier, alors que maintenant
nos établissements sont plus politiques.
On s'établit
en fonction d'objectifs politiques précis.
De préférence,
on établit des militants ayant une expérience politique.
Dans certains cas,
uniquement des camarades ayant une expérience de cadres
politiques.
L'établissement
est conçu maintenant comme l'entrée d'un camarade
qui va aider à l'organisation du groupe ouvrier, parce
que manque à l'intérieur quelqu'un qui permette
de lier les gars entre eux.
- Toi, comment
restes-tu en relation avec ce qui se passe, avec la " réalité
"?
VICTOR. - La méthode est
toujours la même, les enquêtes continuelles, les
liaisons.
- Tu n'y vas
pas?
VICTOR. - Je ne suis pas à
l'intérieur d'une boîte.
- Comment se constitue l'organisation?
VICTOR. - II y a eu plusieurs moments
dans la naissance effective de la Gauche.
Il y a eu d'abord
le baptême du feu, juin 68.
Ensuite, il y a
une constitution formelle en septembre 68, et on sort La Cause
du peuple reprenant le titre du Mouvement de soutien aux luttes
du peuple.
Septembre 68, donc,
qu'est-ce que cela signifie?
A Paris un groupe
de camarades, pas plus d'une quarantaine, unifiés sur
la base de la lutte contre les positions liquidatrices, caractérisées
tout à l'heure, et qui décident de sortir La Cause
du peuple avec pour thèses : " De nouveau dans la
pratique, prolétarisation au maximum ", et application
de la thèse ce le pouvoir est au bout du fusil "
dans les conditions concrètes de la France.
C'était grosso
modo notre programme.
Il n'y avait pas
beaucoup d'autres idées, c'était une direction.
On s'engage et puis
on voit.
C'est une phrase
qu'on appréciait beaucoup à l'époque!
Donc, on était
un groupe de trente, quarante camarades sur Paris, dont une partie
constitue de fait un groupe dirigeant - ni élu, ni nommé,
ni rien du tout - simplement le groupe de ceux qui ont combattu
avec le plus de conséquence les thèses majoritaires
et autour desquels se retrouvent ceux qui ne veulent pas rompre
avec la pratique.
- Les cadres
se définissent alors comme les plus clairvoyants ?
VICTOR. - Oui, les plus clairvoyants.
Ceux qui avaient
réussi à clarifier les positions du groupe qui
allait naître, et à critiquer ce qu'on appelait
le léninisme ossifié.
Les plus actifs,
aussi.
Ceux qui proposaient
les premières initiatives pratiques et qui commençaient
à coordonner les groupes qui en province apparaissaient
et résistaient au courant liquidateur.
Il y a eu un certain
nombre de groupes, pas très nombreux, qui, comme à
Paris, ont résisté ajr courant liquidateur de la
majorité.
Il y en a eu à
Sochaux, en Lorraine, à Marseille, dans le Nord.
A ce moment-là,
on avait une organisation avec un groupe dirigeant et des militants
qui étaient sur certaines facs, ou dans certains quartiers
de Paris et des militants qui étaient dans le Nord, à
Marseille, à Besançon, où on pouvait.
- Concrètement,
il y avait des réunions?
VICTOR. - Il y avait des assemblées
générales.
A cette époque-là,
étant donné le petit nombre, on pouvait s'en sortir
avec des assemblées générales!
On faisait des assemblées
générales dans des écoles supérieures,
des facs.
- Vous n'étiez
pas particulièrement poursuivis?
VICTOR. - Dans la confusion qu'il
y avait à l'époque, il était difficile à
Marcellin d'y reconnaître les siens!
Il a progressé
depuis...
De toute façon,
au départ on n'était pas les plus dangereux, puisqu'on
était vraiment le groupe le plus restreint.
- De quoi discutait-on
dans ces assemblées générales?
VICTOR. - Pendant les premiers
mois uniquement de la lutte
idéologique, clarification, textes critiques, etc., et
puis les premières initiatives : à l'automne, il
y eut des événements au Mexique.
Nous, on a foncé,
mais la Ligue communiste 1 et tous les courants liquidateurs
ont bloqué. Alors, on a fait le bilan de ces réactions.
Il y a eu d'autres
initiatives, on voulait faire un meeting à Citroën
où il y avait eu des centaines de licenciements.
- Comment ressentiez-vous
le fait d'être si peu nombreux?
VICTOR. - On s'en foutait un peu,
à vrai dire.
En plus, on
n'appréciait pas clairement le rapport numérique.
Il faut voir que
le bloc majoritaire n'était pas un bloc, cela partait
dans tous les sens.
Chacun avait ses
propres idées sur la manière d'appliquer des lignes,
enfin d'appliquer, d'élaborer! Ils nous encerclaient quand
même.
On s'en foutait
un petit peu mais eux, ils ne se foutaient pas de nous.
Ils étaient
toujours là, à attaquer, à essayer de récupérer
les types.
C'était très
violent, activé par des agents provocateurs.
Les calomnies circulaient
qui ont d'ailleurs aidé Marcellin à l'époque.
Il a constitué
pas mal de dossiers à partir de ce bordel-là.
On en a eu des preuves
par la suite.
- Vous ont-ils
rejoints depuis?
VICTOR. - En 70, avec les premiers
succès de la pratique de la Gauche, tous ces groupes sont
entrés en crise et se sont décomposés.
Beaucoup de militants
intellectuels issus de ces groupes ont voulu nous rejoindre mais,
dans l'ensemble, un tel afflux n'est pas bon du point de vue
du 'rapport de force social à l'intérieur des maos.
Souvent ces militants
ont pris de très mauvaises habitudes de travail, de réflexion,
de pratique.
On s'en aperçoit,
ils ont besoin d'une importante rééducation.
- Tu veux dire
qu'ils sont dans les livres ?
VICTOR. - Ils n'ont pas un esprit
très ouvert, très net, très acéré.
Ils admettent un certain nombre de choses qui ont été
éprouvées par la pratique, mais, par rapport aux
choses nouvelles, ils gardent encore un esprit dogmatique.
- Comment cela
se passe lorsqu'ils veulent entrer dans votre organisation ?
VICTOR. - En règle générale,
tous ceux qui ont été des cadres, des chefs, de
ce qu'on a appelé le mouvement de la liquidation, ne sont
pas entrés.
- Ils en ont
manifesté le désir?
VICTOR. - II leur était difficile
d'en manifester le désir parce qu'ils ne s'attendaient
pas à ce qu'on les accepte. Donc, eux, ne sont pas entrés.
Pour les militants,
il n'y avait pas de critères d'exclusion.
Il y a eu un principe
politique de grande prudence sur le recrutement de militants
venus de groupes liquidateurs, mais c'était un principe
général qui n'excluait personne en fonction de
telle ou telle particularité.
En dehors de ce
principe, sur quoi ça se jugeait?
Sur la pratique.
Prolétarisation
et militarisation.
- Revenons à
la quarantaine de la rentrée 68.
VICTOR. - A partir de sa position
de départ, - prolétarisation et militarisation
-" la force ce gauchiste " naissante s'est attachée
à réunir les ouvriers qui pouvaient être
réunis, donc, tout de suite, les militants ont eu comme
tâche centrale de renouer avec les boîtes où
ils avaient travaillé, celles avec lesquelles on pouvait
renouer.
Il était
inutile de renouer avec les boîtes où avaient disparu
les militants.
On a renoué
avec Citroën, avec Renault.
Tout ça nous
a amenés en janvier 69, à une assemblée
ouvrière nationale où on a réuni les militants
ouvriers des différentes boîtes avec lesquelles
on avait repris contact, pour faire le bilan de l'expérience
et voir un peu où on en était au point de vue de
la tactique.
Ça a été
une très importante réunion parce que ça
nous a permis de nous dégager totalement de la ligne "
syndicaliste prolétarienne ".
Au sortir de cette
séance de travail, on savait qu'on ne militerait plus
à la C. G. T.
C'était un
pas décisif vers des conceptions sur la constitution d'une
force ouvrière totalement autonome. Il y avait encore
des équivoques.
On avait un peu
dans la tête qu'on allait vers la création d'un
syndicat nouveau, un syndicalisme vraiment rouge, quoi.
Mais le courant
principal, c'était : autonomie par rapport au syndicalisme
officiel.
Il y avait dans
nos têtes l'idée - pas dans toutes les têtes,
mais chez les vieux militants ouvriers - de recréer un
peu la C.G.T.U.
Mais le courant
principal de la réunion était de se dégager
complètement de la C.G.T.
Pour faire quoi?
On ne savait pas
encore très bien.
Pour résumer
: première étape de la Gauche : unir dans la lutte
contre le courant liquidateur tous les militants qui pouvaient
être unis, et donner comme objectif à ces militants-là
: unir tout ce qui pouvait être uni comme ouvriers révolutionnaires.
Et à partir
de là dégager les premiers éléments
d'une orientation de travail et de combat dans les boîtes.
Cette étape, on peut dire qu'elle s'achève avec
cette réunion ouvrière qui définit les premières
thèses sur la constitution d'une force autonome dans les
usines.
Deuxième
étape du développement de la Gauche, marquée
par l'union avec le 22 mars dont on a parlé tout à
l'heure : on s'aperçoit que pour régler la constitution
d'une force autonome dans les boîtes, il faut s'appuyer
sur le mouvement de masse, de la jeunesse.
Il était
difficile d'édifier des groupes ouvriers autonomes, et
de les unir sans qu'il y ait intervention de ce puissant allié
qu'avait été pour eux le mouvement de la jeunesse.
D'où on se préoccupe, dans cette deuxième
étape, de clarifier les idées sur la jeunesse et
d'y commencer une pratique autonome.
C'est l'étape
où on achève avec les camarades issus du 22 mars
le bilan de Mai et où on définit les thèses
qui sont dans le n° 1 des Cahiers de la Gauche Prolétarienne
qui date d'avril 69.
Ces thèses
sont contenues dans le titre : " De la révolte anti-autoritaire
à la révolution prolétarienne. "
D'où l'on
comprenait qu'il fallait unir les aspirations anti-autoritaires
telles qu'elles s'étaient exprimées et continuaient
à s'exprimer dans la jeunesse, et les nouvelles formes
de luttes dans la classe ouvrière, des formes de luttes
antidespotiques.
Dans cette étape,
on fonce dans la pratique de masse au sein de la jeunesse et
spécialement dans les lycées.
C'est le moment
où on développe une série de luttes dans
les lycées Louis-le-Grand, Henri-IV...
L'époque
où Lagarde [proviseur du lycée] se faisait descendre
dans Louis-le-Grand.
Ça n'avait
pas la même profondeur que le mouvement lycéen de
cette année.
Il s'agissait de
noyaux de gauche, cent, deux cents lycéens, mais un peu
partout.
Cette deuxième
étape s'achève en juin 69.
A ce moment-là,
on s'aperçoit qu'on a quelques débuts d'éléments
nouveaux de pratique dans les usines, et qu'on a créé
à travers les luttes lycéennes, une force de jeunes
qu'il faut absolument lancer à l'assaut des boîtes
d'une manière nouvelle pour renforcer les premiers éléments
naissants dans les boîtes.
En juin, à
l'occasion de l'anniversaire de Mai, de l'anniversaire de l'assassinat
de Gilles Tautin de Flins et aussi à l'occasion des élections
- ce qu'on appelait " la bataille du boycott actif des élections
" - on mène notre première opération
qui allait introduire une étape nouvelle du développement
de la Gauche : l'opération à Flins de juin 69.
Tout ce qui avait
été mobilisé dans les lycées après
un intense travail de propagande sur la région parisienne,
se concentre pour une opération antimaîtrise aux
portes des usines, en accord avec le groupe d'ouvriers qui s'appelait
à l'époque ce Comité d'action révolutionnaire
".
Cette opération
est vraiment la première opération de grande envergure.
Après un
travail de propagande, qui dépasse la diffusion de tracts,
des accrochages avec les flics dans certains marchés,
des interventions sur les lycées, en particulier au lycée
Mallarmé, des accrochages aussi à certaines portes
de boîtes avec les révises, toutes les forces militantes
de la région parisienne se concentrent à Flins
et se retrouvent aux portes de l'usine.
- Comment cela
est-il vu par la presse? Comme une action maoïste ?
VICTOR. - Comme une action de fascisme
rouge! On dit : " Descente des lycéens dans les usines
pour casser la gueule aux ouvriers. " L'Huma disait ce les
fascistes "; la Régie évidemment : "
les fascistes "; la grande presse, je ne sais plus.
- Et les réactions
chez les gauchistes ?
VICTOR. - Tout le monde nous attaque!
Il faut voir qu'un
tabou était littéralement violé.
C'était une
opération de groupe, une opération antimaîtrise,
contre toute la maîtrise de Flins; en plus c'était
une opération militairement préparée, pas
un truc spontané.
Il avait fallu regrouper
cent cinquante gars et les replier après l'opération.
C'était vraiment
l'introduction de l'opération de partisans qui troublait
les schémas.
On pensait à
l'époque que les actions de petits groupes, ça
allait bien pour les Vietnamiens, pour les Chinois, éventuellement
pour les Irlandais, mais pas en France.
Pourtant ça
a fait tilt.
Dans les groupes
organisés, cela a renforcé les attaques contre
nous, mais cela a provoqué un début de sympathie
dans la force gauchiste sauvage.
C'est le début
de la troisième étape.
A partir de Flins
69, les choses vont s'accélérer pour les définitions
de notre orientation générale.
On fait une seconde
conférence de travail importante, de représentants
de tous les groupes d'usines, où est analysée la
signification de cette opération sur Flins.
A ce moment-là
les premières idées concernant la lutte antidespotique
dans les boîtes, la lutte anticadences se précise,
cela nous permet pendant l'été 69 une généralisation
à d'autres usines : les militants dans toutes les boîtes
commencent à utiliser les armes de la lutte antichefs.
Pendant cet été-là,
en 69, les premières expériences types commencent
à apparaître.
L'expérience
la plus importante a été à La Redoute de
Roubaix-Tourcoing, dans le Nord : une expérience de sabotage
de masse des cadences, une lutte massive antichefs.
C'était un
mouvement qu'on appelait un mouvement "raslbol".
Ce terme s'est répandu
depuis.
C'était
la première fois qu'on en parlait, on avait pris
le terme aux lycéens.
Les lycéens
69, à Louis-le-Grand, avaient fait une énorme affiche
" RASLBOL ".
A la fin de l'été,
on définit (septembre-octobre 69) ce que veut dire l'orientation
dite de la résistance.
Un texte est paru
dans le n° 2 de La Gauche Prolétarienne, un texte
dit ce Texte d'octobre ", qui fait le point sur ces différentes
expériences et qui introduit systématiquement l'idée
d'un type de luttes de partisans non armés, mais violents,
à caractère symbolique, adaptés à
la situation française d'après Mai 68.
Pour que cette orientation
devienne une force matérielle importante, on définit
les objectifs d'un mouvement de réforme dans les rangs
des militants.
Mot d'ordre : "
Se jeter dans le monde. "
Ce qui voulait dire
: lancer les militants issus des lycées et des facs, soit
directement dans les boîtes - il y a beaucoup d'établissements
de lycéens dans les boîtes - soit dans les bidonvilles
ou sur les banlieues ouvrières, pour mener la résistance,
mener la lutte violente.
C'est là
que se situe l'expérience d'Argenteuil.
C'est là
que paraît La Cause du peuple historique.
L'expérience
d'Argenteuil était une expérience de résistance
à la destruction des bidonvilles.
Particularité
: cela a été la première bataille prolétarienne
antirévisionniste.
Sur le grand marché
d'Argenteuil, il y a eu un affrontement violent avec les révisionnistes.
Là on ne
s'attaquait pas, comme à Flins en 69, aux chefs, à
la maîtrise, mais carrément à des nervis
du P.C.F.
Inutile de dire
que les accusations de " fascistes " ont été
multipliées par dix!
Si on était
déjà des fascistes parce qu'on s'attaquait aux/chefs,
a fortiori, si on s'attaquait aux nervis de la mairie d'Argenteuil!
Ça a été
très très important parce que c'était un
nouveau tabou qui tombait, le tabou des mairies ouvrières.
Très important,
il faut voir un peu pour les gauchistes ce que représentait
ce qu'on appelait le bastion du P.C.F., les mairies du Nord,
la banlieue Nord, Billancourt, tout ça c'était
le bastion du P.C.F.
S'attaquer à
ces bastions c'était s'attaquer à des ce maillons
forts " et comme chacun sait depuis Lénine, il faut
s'attaquer aux maillons faibles.
C'était donc
vraiment un nouveau tabou qui était violé avec
Argenteuil.
A partir de cette
expérience d'Argenteuil et du mot d'ordre : " Se
jeter dans le monde ", il commence à y avoir une
multiplication d'expériences.
A ce moment-là,
les militants de la Gauche Prolétarienne voient clair,
sont très adaptés à la pratique et commencent
à être habiles, c'est-à-dire à multiplier
les expériences.
Jusqu'alors, il
y avait surtout concentration d'énergie pour réaliser
une expérience type, pour voir clair, pour avoir de nouvelles
idées, et définir de nouvelles idées politiques.
A partir d'octobre
69, il y a une orientation, certains militants savent comment
se battre, ont certains objectifs, et cela permet de multiplier
les expériences.
Chacun prend de
l'initiative.
On en arrive ainsi
à différentes batailles importantes.
Celles qui ont beaucoup
compté pour le développement de la Gauche et le
perfectionnement des armes de la lutte violente ont été
les campagnes de la rentrée 70 : la campagne sur les assassinats
d'ouvriers et la campagne sur le métro.
Il ne s'agissait
plus là d'une bataille, mais d'une série de batailles
liées entre elles, selon les principes d'une campagne.
Dans le cas de la
campagne sur les assassinats d'ouvriers, il s'agissait de quelque
chose qui n'était pas strictement localisé en un
point déterminé.
L'assassinat des
cinq travailleurs africains d'Aubervilliers a été
l'occasion d'une campagne importante parce qu'il y avait une
sensibilisation de l'opinion sur la question, mais, chaque fois
qu'il y avait des cas de soi-disant accidents du travail, les
militants s'en emparaient.
C'était plus
ou moins important; il y a eu des boîtes où cela
a simplement été une propagande virulente et peut-être
un cassage de gueules d'un chef ici ou là, mais l'important
c'est que les principes d'une lutte généralisée
sur les cas d'"accidents du travail" sur les assassinats
d'ouvriers était largement pris en main par les militants.
Cela multiplie les
initiatives, et aussi le nombre de militants!
Là, il y
a eu un fort afflux, et surtout une nette prolétarisation
: on commence à avoir des militants jeunes ouvriers, soit
issus des banlieues, soit directement issus des premières
boîtes, par exemple Billancourt.
L'exemple le plus
marquant de cette campagne s'est trouvé aux Chantiers
navals de Dunkerque.
A Aubervilliers,
la campagne sur les assassinats d'ouvriers prenait appui sur
les événements qui concernaient les travailleurs
mais qui étaient extérieurs aux travailleurs organisés
dans une grande usine, puisque le foyer d'Aubervilliers n'est
pas une boîte.
Avec les Chantiers
navals, on entrait dans le cur du grand prolétariat.
Le caractère important de l'expérience des Chantiers
c'est que c'était une grande base d'usines.
Le grand prolétariat,
la capacité, la force d'un prolétariat concentré,
c'est quelque chose d'irremplaçable.
Le rôle de
Billancourt comme base d'appui, apport non seulement en militants
ou en cadres, mais apport en idéologie, en idées,
en initiatives, est incomparable.
Il y a une intense
vie politique autonome dans les grosses boîtes et plus
encore dans les grosses boîtes à forte tradition.
Première particularité, donc, de l'expérience
des Chantiers navals : c'est sur une grande base d'usines.
Deuxième
particularité : le travail qui a été fait
a été admirable.
Il n'y a pas eu
simplement des opérations de groupes de partisans à
l'occasion des différents accidents sur les chantiers,
il y a eu surtout un rapport totalement inédit entre ces
groupes de partisans et les larges masses ouvrières.
Soutien de masses
dans les actions contre le directeur des Chantiers, dans le sabotage
de grues à l'intérieur des Chantiers, soutien de
masses du camarade qui avait été établi
longtemps sur les Chantiers et qui, là, était à
l'extérieur.
Il a été
littéralement protégé, pendant toute cette
période, par les gars des Chantiers.
Il y avait régulièrement
des meetings où le principe des sabotages était
collectivement admis etmême élaboré par trois
cents ou quatre cents ouvriers.
C'était répercuté
à l'intérieur et la première opération
de sabotage des grues a été après reproduite
spontanément par des petits groupes d'ouvriers ignorés
même des camarades en tant que tels, c'est-à-dire
en tant que groupes.
Troisième
particularité de cette expérience : elle a provoqué
l'apparition de la tactique répressive de Marcellin contre
nous.
D'une part on a
commencé à beaucoup parler de nous; il y avait
des articles partout, dans L'Express, dans L'Observateur, Le
Monde, L'Huma, etc.
D'autre part, il
y a eu les premières provocations, c'est-à-dire
les faux sabotages qui pouvaient attenter à la vie des
ouvriers, des provocations criminelles où des accidents
furent évités de justesse.
La deuxième
campagne importante de ce mouvement de réforme dont je
parlais tout à l'heure est celle, assez connue, lancée
sur le métro.
Là aussi,
on s'appuie sur une grande usine, Billancourt, et aussi Citroën,
et les succès sont à l'origine d'une poussée
dans la jeunesse.
Ces deux grandes
batailles d'usines, notre position sur le mouvement des petits
commerçants, le fait qu'on se retrouve avec eux, qu'on
se bagarre à leurs côtés à Grenoble,
tout ça provoque un essor dans le mouvement de la jeunesse.
Cette attitude vis-à-vis
des petits commerçants, on en parlera après.
Même Sartre
n'a pas compris notre position.
C'est là
que commence la chasse au militant maoïste.
Les premières
arrestations datent de cette époque.
Les saisies de La
Cause du peuple et l'arrestation de Jean-Pierre Le Dantec.
La première
saisie de La Cause du peuple doit dater de mars 70.
- Comment se
fait-il que tu aies tout cela si clairement à l'esprit?
Par mémoire, ou par principe? Est-ce nécessaire
de s'appuyer ainsi sur les étapes historiques?
VICTOR. - C'est absolument vital.
Il faut toujours,
toujours partir de l'expérience historique, ne rien perdre
de l'expérience.
On est en 71, mais
quand on a à discuter à fond d'un problème,
on revient toujours à 68, à 67, à nos erreurs.
Il y a des leçons
sur lesquelles il faut toujours revenir.
- Reprendre le
passé avec l'éclairage du présent?
VICTOR. - Tout le temps.
Reprendre le passé
avec l'éclairage du présent, c'est à peu
près une citation du Président.
La jonction des
premières batailles ouvrières, des petits commerçants,
Nanterre et le renouveau étudiant allaient provoquer le
27 mai et la dissolution de la G.P.
Le 27 mai, c'est
le procès de Le Dantec et Le Bris.
Il y a deux jours
de bagarres dans les rues de Paris, il y a les premières
arrestations dans le Nord : celles des camarades d'Hénin-Liétard,
qui allaient être brillamment acquittés à
la Cour de Sûreté de l'État.
Il y avait des arrestations
depuis 69, mais des arrestations, d'une semaine, d'un mois, deux
mois. Pas grand-chose encore.
- A ce moment
Geismar devient le porte-parole du mouvement. Pourquoi?
VICTOR. - Parce qu'il le mérite!
- Mais comment
cela se passe-t-il puisqu'il n'y a pas de
hiérarchie?
VICTOR. - Le choix de Geismar est
dicté par deux considérations.
L'une du point de
vue des masses, et l'autre du point de vue de l'ennemi.
La considération
du point de vue des masses : Geismar, c'est celui qui exprime
le mieux la continuité profonde entre l'étape de
Mai et l'étape d'après Mai; il avait concentré
une importante expérience en Mai 68.
Le point de vue
de l'ennemi : on ne voyait pas pourquoi on donnerait à
l'ennemi quelqu'un qui n'était pas déjà
brûlé.
Puisqu'on avait
besoin d'un porte-parole et qu'Alain était déjà
brûlé, on ne voyait pas pourquoi on en choisirait
un autre.
Cette question du
porte-parole ne s'est d'ailleurs posée pour nous qu'au
printemps 70, quand il a fallu expliquer nos positions, donner
des interviews, faire des meetings.
Avant, on l'ignorait
superbement.
On se l'est posée
au moment des petits commerçants, et cela a eu un sens
très précis que Geismar qui représentait
le mouvement de Mai 68, soit là au combat avec eux, à
Grenoble.
C'était très
important.
Avant ce printemps
70, personne ne parlait de nous.
On ne tenait pas
d'ailleurs à faire parler de nous.
Avant le printemps
70, on ne faisait pas de meeting.
Avant le meeting
des " Amis de la Cause du peuple " (janvier 71), on
n'avait jamais fait de meeting.
On avait essayé
d'en faire un, mais il a été interdit. Il n'y a
pas eu de meeting de la Gauche Prolétarienne.
- Et maintenant
que Geismar est arrêté, pas d'autre porte-parole?
VICTOR. - On n'en veut pas pour
le moment.
- On en est à
la dissolution de la G.P. après deux jours de bagarres
dans les rues.
VICTOR. - II faut bien voir qu'à
l'origine, on avait préparé le 27 mai, non dans
la stricte perspective de la défense de la liberté
d'expression, mais dans celle de l'union de toutes les couches
contestatrices descendant dans la rue et manifestant violemment
leur opposition à l'ordre social.
Un gros effort avait
été fait pour l'union entre le mouvement de la
jeunesse, la gauche ouvrière et la dernière en
date des classes contestatrices : le mouvement des petits commerçants
et des petits artisans, élément important dans
la préparation du 27 mai.
Les manifs de Grenoble
ont été répercutées à Paris
dans différentes facs où l'on a tenu pas mal de
meetings, avec des petits commerçants et Alain qui expliquait
un peu cette question de l'unité populaire.
- Qui a été
assez mal comprise?
VICTOR. - Oui, on y reviendra.
Il y avait un effort
pendant toute cette période pour implanter l'idée
de ce qu'on allait appeler les " campagnes pour l'unité
populaire ".
Les couches sociales
contestatrices trouvaient des formes de jonction, en particulier
dans la rue.
Ça a été
un premier élément de préparation du 27
mai.
Dans ce contexte-là
aussi, l'opération Fauchon, qui a eu une importance qu'au
départ on n'avait pas perçue.
L'opération
Fauchon avait été conçue pour unifier profondément
les idées de gauche des petits commerçants et des
petits artisans et les idées de gauche de la G.P. puisque
c'était une opération contre un grand magasin,
non pas grand au sens de la surface, mais au sens du " magasin
de luxe ", un symbole.
Donc au départ,
opération visant à unifier les petits commerçants
qui luttent contre la ruine, avec la gauche ouvrière et
la jeunesse contestatrice.
En fait, Fauchon
a touché beaucoup plus profondément puisque c'était
le symbole richesse/pauvreté qui était atteint.
Récupérer
certains produits de Fauchon pour les distribuer aux bidonvilles
a touché très largement.
Incontestablement,
le procès de Frédérique Delange a été
le plus populaire, il a eu plus d'échos que le procès
de La Cause du peuple.
Je ne crois pas
me tromper en disant cela.
Les gars dans la
rue, le 27 mai, associaient le cas de Frédérique
avec Le Dantec et Le Bris.
Ça a eu une
énorme résonance.
Tout ça a
été préparé le 27 mai, cela peut
paraître curieux, mais c'est comme ça. Il y a des
choses qui ne sont pas strictement conçues en vue d'un
objectif et qui peuvent puissamment préparer la réalisation
de cet objectif.
Les différentes
actions d'unité populaire à la veille du 27 mai
avaient bien préparé l'opinion.
Évidemment,
quand le 27 mai s'est produit on a commencé à comprendre
des choses nouvelles, tout particulièrement sur la question
de la démocratie.
On a vu ce qu'avait
représenté comme alliance, le mouvement en faveur
des directeurs de la C.D.P.
On a compris que
sur le thème de la liberté d'expression, il y avait
énormément de choses à faire. Toutes les
idées qu'on a défendues par la suite, sur la démocratie,
partent du 27 mai.
Avant de voir les
conséquences du 27 mai, il faut un peu dire ce que ça
a été.
On est loin d'avoir
organisé les combats du 27 et du 28. Ils étaient
largement à l'initiative de ceux qui sont descendus dans
la rue.
C'était la
réoccupation de la rue.
Depuis 68, on n'avait
pas encore retrouvé des formes de combat dans la rue,
qui permettent de tenir plus d'un quart
d'heure et surtout de tenir sans qu'il y ait sept cents mecs
virés tout de suite à Beaujon.
Là, on a
vu la formation, de petits groupes qui se centrent autour d'un,
objectif partiel, puis se dispersent, puis se reconcentrent et
ainsi de suite, la forme que les journaux ont appelée
guérilla urbaine, forme devenue maintenant classique pour
les affrontements avec les flics.
Au Palais des Sports
[meeting d'Ordre Nouveau], après la première charge
offensive des manifestants, au moment de la contre-charge des
C.R.S., c'est ainsi que ça s'est paisse : des groupes
se sont dispersés, reformés, qui ont harcelé
avec les moyens du bord les forces de police.
C'était profondément
nouveau au point de vue politico-militaire le 27 et le 28 mai.
Enfin, la conséquence
politique la plus importante, c'était la possibilité
d'un front démocratique en France.
Un front démocratique
qui élargirait considérablement les luttes contestatrices
qui avaient marqué les années tout de suite après
68.
On l'appelait comme
ça, après le 27 et le 28 on parlait d'un front
démocratique regroupant tous les éléments
issus des milieux intellectuels qui prenaient des positions -
avec des formes diverses - contre le durcissement de la répression.
Celui qui a le mieux
compris la signification de ce front et en quoi il pouvait être
subversif, à l'égard du pouvoir, c'est Sartre.
Il a bien vu comment on pouvait exploiter à fond la contradiction
entre le légalisme du pouvoir et les violations de sa
propre légalité.
Sartre prenant la
direction de la C.D.P., ne se faisant pas arrêter, puis
diffusant la C.D.P. sur les boulevards, alors que les diffuseurs
se faisaient arrêter et récoltaient des mois de
prison, tout ça n'est pas " utiliser Sartre comme
vedette ou comme gadget ", c'est Sartre exploitant au maximum
une contradiction propre au pouvoir qui prétendait respecter
la loi quand il réprimait les gauchistes.
Par ses interventions,
Sartre montrait clairement que le respect de la loi par le pouvoir
était relatif, limité.
Dans la mesure où
le pouvoir ne s'attaquait pas à Sartre, le pouvoir marquait,
par là, que la répression n'était pas égale
pour tous et permettait de comprendre que la répression
qui s'abattait sur les maos pouvait être, elle aussi, illégale.
Cette conséquence
politique du 27 mai, la naissance du front
démocratique, va être décisive pour la compréhension
du développement des luttes en 71.
Il y a eu, à ce moment-là, la dissolution de la
Gauche.
On s'y attendait,
non pas le 27 au matin, mais on s'y attendait.
On y était
idéologiquement préparés.
Depuis le début
de notre pratique de la lutte violente, nous savions bien qu'on
allait essayer de nous anéantir.
Alors, dissolution,
arrestation, tout le bazar, on le savait, mais dans le domaine
de l'organisation, on n'était pas fin prêts.
On savait aussi
qu'on ne serait pas fin prêts au moment où ils nous
attaqueraient.
On ne pouvait pas
à l'époque prendre toute une série de dispositions
qui par exemple nous auraient permis tout de suite après
le 27 mai de nous reconvertir, de nous adapter à la situation
nouvelle.
Je crois que certains
ont été frappés par le fait que Geismar
s'est fait arrêter particulièrement vite.
Ça se passerait
cette année, il ne se ferait pas arrêter aussi vite.
Nous pensions profondément
qu'il fallait faire le plus rapidement possible le maximum de
travail ouvert qui permette de dégager, en France, l'idée
de la lutte violente.
Au moment de la
répression, il y aurait pas mal de pertes, et on ne pourrait
pas éviter ce moment.
A ce moment-là,
on aurait à se réadapter. Le faire avant aurait
limité l'essor de la lutte.
C'est un point qui
me paraît important, parce que certains peuvent se dire
: quand on commence la lutte violente, il faut avoir des organisations
clandestines, etc.
Ce n'est pas tout
à fait exact.
Dans la situation
française, il était très important que la
lutte violente se développe, que face à la lutte
violente apparaissent les formes de répression du pouvoir,
afin que la situation se transforme et que de nouvelles organisations
s'adaptent à la situation ainsi créée.
Il n'y avait pas,
avant que la lutte violente telle qu'on l'a stimulée ne
se soit développée, à limiter le mouvement,
à ralentir notre rythme en fonction de principes qui sont
ceux d'organisations strictement clandestines.
On peut comparer
la situation française à la situation d'autres
pays, comme par exemple l'Uruguay.
Comment les Tupamaros
se sont-ils développés?
Il est clair que
lorsqu'ils ont commencé leurs opérations de partisans,
ils avaient déjà des organisations clandestines.
Dans leurs premières
années d'activités, on remarque un rythme d'opérations
très lent.
Nous, ce dont nous
avions besoin en France, c'est qu'apparaisse le plus ouvertement,
le plus massivement possible, l'idée que la lutte violente
était nécessaire pour le développement de
la contestation.
Il fallait qu'il
y ait ça d'abord pour passer à l'effort supérieur
de la lutte violente qui exige que certaines opérations
soient faites par des organisations régies par les principes
stricts de la clandestinité.
Nos premières
opérations, même si elles ont été
faites dans un esprit de stricte protection, - évidemment,
il y a eu de très nombreuses opérations sans aucune
perte où les flics se sont cassé le nez - étaient
faites à partir d'une organisation, dans l'ensemble ouverte.
Donc, des risques
étaient pris.
Les dernières
opérations devenaient de plus en plus coûteuses
parce que le dispositif se resserrait.
- Après
le 27 mai, il y a eu l'été, puis la rentrée.
Quelle a été l'étape de la rentrée
70-71?
VICTOR. - II y a eu pour nous un
tournant. Non parce qu'on a été dissous, par décret.
Pour nous, la dissolution
marquait dès le 27, 28, un tournant réel, nous
devions transformer notre activité.
On disait, un peu
plus tard : " Marcellin nous donne un sacré coup
de main. "
De fait, la G.P.
avait fait son temps; il fallait la dissoudre et faire quelque
chose de plus adapté à la situation. On a senti
le tournant, à partir du 27, 28; une chose est de le sentir,
une autre, de le passer! On n'en est pas encore sortis! Ça
fait à peu près un an.
On dit : II faut
réajuster notre travail.
En gros, cela veut
dire : il faut que maintenant les militants qui étaient
groupés dans la G.P., qui, à partir d'elle, avaient
promu un certain style d'action et de travail, se dispersent
dans les différentes couches contesta-trices et aident
chacune de ces couches à se doter d'organisations représentatives
autonomes.
Le principe de ce
réajustement est de créer des organisations de
masse, dans la jeunesse, dans les usines, chez les petits commerçants,
chez les petits paysans; des organisations de masses, autonomes,
qui systématisent leur expérience propre.
- Comment s'est
passée, par exemple, votre approche des lycées
?
VICTOR. - En 69, ça n'était
pas bien compliqué, il y avait
au départ quelques militants lycéens, de l'équipe
initiale qui avait créé la Gauche.
Des élèves
des terminales, par exemple.
Ces militants de
69, par le boulot qu'ils ont fait, ont laissé de nouveaux
militants. Il y a la chaîne. Eux sortaient du lycée,
allaient en facs ou dans les usines.
De nouveaux militants
apparaissaient, et ce sont eux qui sont dans les lycées
pendant les journées Guiot, eux ou encore une nouvelle
génération.
Les groupes de base
dans la jeunesse se renouvellent très vite.
De toute manière,
un gars qui milite deux ans dans le mouvement de la jeunesse,
il faut qu'il s'en tire.
On s'est fixés
comme règle, une constante rotation dans l'encadrement,
sur les facs ou les lycées.
Cela se résout
presque spontanément dans le cas des lycées.
- Ce mouvement
des lycées, vous le reconnaissez comme un mouvement lié
à vous? Autonome? Spontané?
VICTOR. - Tout mouvement de masse
authentique, on peut l'appeler spontané.
Un mouvement vraiment
massif n'est pas " dirigé " comme peut l'entendre
un esprit, soit étroit, soit policier, comme celui de
Marcellin.
Prenons le cas des
journées Guiot : il y avait, dans une quarantaine de lycées
de Paris, des militants qui depuis pas mal de temps faisaient
de l'agitation latente, importante parce qu'elle fait mûrir
les esprits.
Arrive la fin de
la grève de la faim, la manif du 9 février à
Clichy.
Un lycéen,
Guiot, est arrêté.
Il ne faut pas être
un gigantesque stratège politique pour se rendre compte
que Guiot, étant lycéen, la riposte à la
répression de la manif de Clichy doit être centrée,
essentiellement sur les lycées.
Pas sur les facs.
D'où les
camarades militants dans les lycées agitent systématiquement
à l'occasion de Guiot.
Et, dans certains
cas, déclenchent une série de grèves.
Ils stimulent mais
le mouvement a ses propres lois de développement.
Il y avait une série
de lycées " agités " où il n'y
avait pas de militants.
Je ne parle même
pas de militants de l'ex-G.P., mais de militants tout simplement.
- Nous en sommes
restés à la veille des vacances 70.
VICTOR. - C'est la campagne de
l'" été chaud ", après l'arrestation
de Geismar.
On a compris pas
mal de choses sur la question des mots d'ordre et des méthodes
dans les campagnes populaires.
Cette campagne correspondait
à une idée très largement répandue
dans la population : l'injustice, pendant les mois d'été,
entre les classes.
Sur la base de cette
idée populaire, dans les différentes régions,
on a lancé un certain nombre d'actions.
Par exemple, en
Lorraine.
- Dans l'ensemble,
ça n'a pas été très spectaculaire,
on a l'impression que c'est tombé un peu aplat.
VICTOR. - C'est l'autre leçon
qu'on a tirée de la campagne, à savoir le danger
qu'il y avait à lancer des mots d'ordre qui pouvaient
être faussés par le gouvernement.
A partir de ces
mots d'ordre le gouvernement pouvait manipuler l'opinion et on
n'était pas capables de réagir.
Par exemple, quand
on disait : " Pas de vacances pour les riches ", le
gouvernement manipulait sur le thème : " Les gauchistes
s'attaquent aux vacanciers "; il accréditait l'idée
qu'il y aurait partout des actions sabotant les vacances et qu'il
s'y préparait.
Il va de soi qu'on
n'était pas capables,- ce n'était pas notre objectif
d'empêcher que tous les riches prennent leurs vacances.
Cette campagne signifiait
pour nous qu'il y aurait un certain nombre d'actions... de 50
à 100, qui dégageraient une opinion publique progressiste
: l'idée de l'opposition de classes pendant les vacances.
Le jeu du gouvernement
a été, à la fin de ces vacances, de dire
: " Au fond, il y a peu de chose, donc ils ont lancé
un mot d'ordre qu'ils n'ont pas réussi à matérialiser.
"
On voit la complexité
: du point de vue de notre objectif, on ne peut pas dire que
c'est un échec puisqu'on ne prévoyait pag plus,
mais on n'a pas réussi à contrer la manipulation
du gouvernement et ça, c'est l'aspect d'échec.
Là, on a
eu un autre exemple après la rentrée, avec le mot
d'ordre : " Tous dans la rue pour le procès Geismar.
"
On voit que lorsqu'on
appelle à une manifestation pour mobiliser, on est obligé
de s'adresser à tous, donc on a spontanément tendance
à dire : " Tous dans la rue "; mais il faut
justement, à la lumière de l'expérience,
résister à la tendance spontanée que l'on
a parce que l'on sait que le gouvernement pourra l'utiliser pour
hausser les enchères et dire s'il n'y a que deux-trois
mille manifestants : " Ah, voici deux-trois mille manifestants,
il y a quarante millions de Français. "
On en tire la leçon
positive qu'en aucun cas les mots d'ordre des campagnes ne doivent
prêter à des possibilités de manipulation
de gouvernement, que le caractère réaliste du mot
d'ordre doit être inhérent dans la définition.
Il faut expliquer maintenant ce qui en gros va couvrir l'explication
de l'année écoulée (70-71).
La Gauche Prolétarienne,
avant sa dissolution, traduisait la volonté d'action des
noyaux de gauche dans la jeunesse intellectuelle et dans les
grandes usines, et aussi sous une forme plus lâche, chez
les paysans, chez les petits commerçants.
Dans l'orientation
et la pratique de la Gauche Prolétarienne, il y avait
une correspondance avec ce que voulaient immédiatement
ces petits noyaux de gauche, ce qui a permis sa progression très
rapide.
Quand ces noyaux
de gauche et par là même, la Gauche Prolétarienne,
ont commencé avec ces idées, à transformer
la réalité, quand le gouvernement a réagi
et donc mis en place de nouvelles formes de répression,
il s'est posé pour les noyaux de gauche et pour la G.P.
la question : " Comment faire pour briser la répression?
" ce qui veut dire : " Quels sont nos points faibles
visés par la répression et donc quels sont les
points qu'il nous faut corriger pour résister à
cette répression? "
On a vu tout de
suite que la réponse fondamentale c'était : élargir
les pratiques qui faisaient participer cette petite minorité
de gauche, de telle manière que des couches plus larges
dans les usines puissent y reconnaître leurs préoccupations
et donc participer.
Très vite,
on a vu qu'il fallait élargir la pratique dite de ce résistance
", la faire passer du stade des actions impulsées
par les petits noyaux de gauche à des actions entraînant
une autre fraction des masses : celles qui auparavant sympathisaient
ou se posaient des questions sur les actions des petites minorités
de gauche sans intervenir directement.
Ça a été
le thème de cette fin d'année 70-71 : élargir
la résistance.
Comment élargir
la résistance? On avait construit un instrument, la G.P.,
adapté à une mobilisation des noyaux de gauche.
Pour ce élargir
la résistance ", on ne pouvait pas le faire en élargissant
la Gauche Prolétarienne. Il fallait donc détruire
un instrument qui avait été adapté avant,
pour construire un nouvel instrument.
C'est un processus
très complexe.
Il ne s'agissait
pas de se disperser à tous les vents, en se disant : "
Maintenant, on doit penser plus large. "
On n'aurait jamais
eu la capacité de coordonner les initiatives et les expériences
nouvelles qu'on commençait à accumuler en une orientation
de travail commune pour tous les noyaux de gauche, dans toutes
les régions, si on avait, au sens strict, tout détruit.
Il fallait donc
qu'on garde un minimum de l'ancien instrument idéologique,
politique et organisationnel et qu'à partir de ce minimum,
on expérimente et systématise des choses nouvelles,
puis qu'à partir de là on construise, pas après
pas, le nouvel instrument.
Cela ne se fait
pas sans lutte de classes intense.
Je précise
tout de suite qu'il n'est pas fréquent de parler de lutte
de classes à l'intérieur d'une organisation communiste.
Pour pas mal de
gens, le modèle est le P.C.F. et quand on parle de lutte
à l'intérieur du P.C.F., il s'agit nécessairement
de luttes entre cliques ou entre fractions.
Pour nous, la lutte
de classes est la réaction la plus saine qui soit, le
moteur du développement d'une organisation communiste.
La forme que la
lutte des classes revêtait, chez nous, n'était pas
une constitution de tendances, ou de fractions, c'était
la lutte entre les idées anciennes et les idées
nouvelles.
Chaque unité
militante avait affaire à un problème nouveau,
se trouvait face à un début d'expérience,
avait des réactions différentes.
Il fallait que ces
réactions s'affrontent et que le nouveau triomphe de l'ancien.
Ça ne va
pas tout seul. Il faut constamment mener une lutte idéologique
dans chaque unité militante pour que soit discerné
ce qui est nouveau et utile et ce qui est la conservation de
l'ancien : la routine.
L'objectif d'ensemble
du nouvel instrument a été donné : les militants
de la G.P., qui avaient été comme un poing refermé,
devaient s'ouvrir et se disperser dans les différentes
couches contestatrices pour essayer de traduire idéologiquement
et dans des formes d'organisations à caractère
de masse, les aspirations de chacune des couches contestatrices.
Avant, il y avait
la Gauche Prolétarienne qui intervenait dans les différentes
couches, maintenant, il fallait qu'il y ait dans chaque couche,
une organisation à caractère de masse qui s'édifie.
Il y a eu des formes
d'organisations dans les banlieues de la région parisienne,
- puisque nous nous sommes toujours portés sur les banlieues
- qu'on appelait le ce détachement de banlieue "
qui pouvait travailler sur une usine, soit passer d'une usine
à une cité.
C'était le
groupe de base.
Maintenant il fallait
qu'une partie de ce groupe de militants travaillent directement
à l'intérieur de l'usine pour aider à l'organisation
de groupes à l'intérieur de l'usine.
Une autre partie
des militants du détachement travaillant dans le mouvement
de la jeunesse de la zone en question avaient pour tâche
de développer le mouvement de masse de la jeunesse.
Une autre partie
devait travailler sur toutes les organisations démocratiques
populaires qui peuvent être créées dans la
zone, comme le Secours Rouge et à partir du Secours Rouge,
toutes sortes d'organisations populaires fondées sur les
expulsions, le prix de l'eau, etc.
Dans le Nord, par
exemple, l'organisation des femmes de mineurs ou l'association
des silicoses, etc.
Les militants qui,
avant, étaient regroupés et qui ensemble allaient
dans les différentes directions, éclatent maintenant
entre les différentes composantes du mouvement populaire
sur une zone, et ont pour tâche, dans chacune de ces fractions
du mouvement populaire, de stimuler les organisations de masse
autonomes.
Quand ce travail
a porté ses fruits, quand un réel travail de masse
est engagé dans l'usine principale de la zone, dans les
cités de la zone, dans le mouvement de jeunesse de cette
zone, on unifie les leaders les plus actifs de ces trois mouvements
de masse dans des formes d'organisations à caractère
de parti qui sont les Comités de base de l'organisation
qui va naître de la destruction de la G.P.
II y a eu pas mal d'organisations de Front démocratique
à caractère de masses que nous avons aidé
à créer.
La plus importante
par rapport à ses objectifs est le Secours Rouge.
L'idée est
née avant l'été 70 : l'idée, le plan
d'édification et la naissance du comité d'initiative.
Mais le Secours
Rouge de base a commencé à se créer pendant
l'été.
En fait la percée
du Secours Rouge date de Burgos et du tribunal de Lens.
Dans le cadre nouveau,
il y a eu aussi, à la rentrée, le projet de "
J'accuse ", comme journal d'alliance entre les militants
issus de la Gauche Prolétarienne et ceux qui s'étaient
regroupés pour la défense de La Cause du peuple,
essentiellement ce les Amis de la Cause du peuple ".
D'ailleurs, "
les Amis de la Cause du peuple " a été aussi
une organisation de masse : pas nombreuse mais extrêmement
efficace, puisqu'elle a rempli les objectifs qu'elle s'était
fixés.
C'était vraiment
un modèle d'organisation de masse avec une orientation,
des dirigeants reconnus et représentatifs et des objectifs
qu'elle a atteints.
A cette mentalité
nouvelle, à ces pratiques nouvelles, il y a eu résistance
de l'ancien, des pratiques et des mentalités anciennes.
A l'heure actuelle,
fin 71, ce n'est même pas encore extrêmement résolu
dans tous les esprits. J
e précise
que l'on peut, chez nous, critiquer avec violence un camarade
pour telle ou telle, idée, ou telle ou telle pratique
mais il n'est pas pour autant ni exclu ni déchu de ses
fonctions s'il a des fonctions de responsabilité, c'est
vraiment la lutte idéologique.
Cette lutte idéologique
extrêmement intense ne reflétait strictement aucun
désaccord politique de fond, a fortiori aucune constitution
de fractions.
Si j'insiste tellement,
c'est qu'à la rentrée 71, semble-t-il, les journaux
bourgeois ont eu vent qu'on avait engagé un mouvement
de rectification et ils l'ont traduit à leur manière
par une crise au sein des maoïstes, des dissensions, des
tendances, etc.
Au contraire, on
n'est jamais mieux unis que quand on lutte.
A part l'exclusion
de l'élément provocateur Fofana, il n'y a eu aucune
exclusion.
Il y a eu bien sûr
des repliements partout, des camarades qui changent d'affectation,
des responsables qui reviennent à la base; il y a évidemment
toute une série de changements mais ça se fait
précisément à mesure que progresse l'unité.
- Les militants
avaient tendance à considérer le travail
auprès des démocrates comme droitier...
VICTOR. - Oui, les idées
erronées dans la phase nouvelle
se sont manifestées dans la séparation entre le
travail révolutionnaire, et le travail ce démocratique
", essentiellement conçu comme un rassemblement d'intellectuels,
avocats, médecins, journalistes, etc., autour des maos.
On a mené
une série de luttes idéologiques parties d'expériences
de campagnes.
Les camarades ont
eu des rapports avec ceux qui étaient appelés des
ce démocrates " et à partir de ces luttes
on a réussi à s'éclair-cir les idées.
Nous pensons qu'il
y a des démocrates bourgeois.
Ce sont les démocrates
attachés aux principes de la démocratie bourgeoise,
c'est-à-dire aussi bien à la défense des
libertés fondamentales qu'au respect des institutions,
à tout le moins au respect de la légalité.
Avec eux, on peut
faire des alliances dans certaines conditions déterminées.
Par exemple, au
moment de la lutte contre les saisies de La Cause du peuple,
on pouvait parfaitement trouver progressiste que le directeur
du Monde fasse un éditorial dans Le Monde pour s'élever
contre cette atteinte à la liberté d'expression.
Même en termes
extrêmement voilés, c'était positif.
Mais le directeur
du Monde n'a jamais caché qu'il soutenait la légalité
dite républicaine et même le gouvernement, puisque
plusieurs fois il l'a soutenu.
Ces démocrates
bourgeois sont des alliés indirects, des alliés
secondaires comme disent les Chinois.
Dans certaines conjonctures,
on peut, sur un objectif déterminé, faire une alliance
avec eux.
Sur tous les autres
points, il y a évidemment un fossé.
Pour les autres,
ceux que plus généralement on appelle les démocrates,
ou les amis, ou les progressistes, leurs caractéristiques
objectives font qu'ils luttent pour la démocratie mais
pour une démocratie nouvelle par rapport au système
démocratique ancien, au système démocratique
bourgeois.
En particulier qu'ils
s'opposent à la légalité.
Dans le développement
du Front Démocratique, même les actes initiateurs
sont des actes profondément illégaux, des actes
éminemment subversifs.
La diffusion de
La Cause du peuple par Sartre et tout le mouvement démocratique
qui s'en est suivi présente toujours la même caractéristique
: il rompt avec le système légal en un point de
ce système; pas forcément sur tous les points,
pas nécessairement avec des formes violentes ouvertes.
Ces démocrates
illégalistes démontrent d'eux-mêmes qu'ils
sont des démocrates d'un type nouveau puisque le démocrate
bourgeois, le démocrate de type ancien, est un démocrate
qui respecte la légalité.
Ceci est fondamentalement
nouveau, et fondamentalement subversif dans la situation française
actuelle.
- Même
les policiers parlent de sortir de la légalité.
VICTOR. - Exactement.
La grande démocratie
est un processus historique qui a connu son avènement
avec la Révolution française; c'est essentiellement
la conquête des libertés fondamentales.
Cela dit, la démocratie
a un caractère de classe : selon les époques elle
change de contenu.
En France, en 1789,
la classe qui devait diriger, parce que c'était la seule
qui avait les moyens historiques, était la classe bourgeoise.
Par ses intérêts
de classe, elle a donc marqué de son empreinte la démocratie.
Elle a simplement
associé à l'idée des libertés conquises
par les émeutes populaires, son propre système
de représentation politique. La démocratie bourgeoise
née avec la Révolution française a donné
naissance à une pensée démocratique qui
est éminemment contradictoire.
C'est-à-dire
qu'il y a un élément de cette pensée qui
est la théorie des libertés.
Mais il faut bien
voir que cet élément-là n'est pas bourgeois,
il a été conquis par un mouvement populaire.
Et l'autre élément
de la pensée démocratique c'est son système
de représentation, ses lois, son mode électoral,
çac'est à elle.
Et la meilleure
preuve qui montre que la pensée démocratique c'est
l'unité de ces deux éléments, et une unité
contradictoire, c'est que chaque fois qu'il y a eu un mouvement
populaire qui remettait en question les intérêts
de classe de la bourgeoisie, donc en partie son système
de représentation (toutes les révolutions du XIXème
siècle), la première chose que la bourgeoisie faisait,
c'était de violer les libertés, ce qui montre bien
que pour elle ce qui est fondamental dans la pensée démocratique,
ce qui est primordial, ce n'est pas du tout les libertés,
c'est son système de représentation, c'est-à-dire
ses intérêts de classe.
Alors ce qui est
pour nous, nouveau dans la situation française actuelle,
et c'est ça qu'on doit développer et renforcer,
c'est l'idée que les libertés n'appartiennent pas
du tout à la bourgeoisie, que ce qui lui appartient c'est
son système représentatif, ça on les lui
donne, les institutions de la Ve, institutions de la IVe aussi
on les lui laisse si elle les veut encore, et leur fond, c'est-à-dire
le système représentatif, électoral, parlementaire
ou alors parlementaire dégénéré,
c'est-à-dire parlementaire technocratique de la Ve république,
tout ça, on les lui abandonne à la bourgeoisie.
Mais ce qu'on leur
reprend, parce que ça ça nous appartient, c'est
les libertés.
Alors ça
devient quoi notre démocratie à nous?
Ça devient
les libertés, avec un nouveau système de représentation
politique, celui qu'on appelle, depuis Mai 68, la " démocratie
directe " qui convient aux masses populaires, qui permet
d'avoir une représentation directe, contrôlable,
révocable à tout moment, le bon vieux principe
de la révolution, alors elle, populaire, prolétarienne.
Les démocrates
qui luttent pour les libertés mais qui luttent aussi pour
ce nouveau système de représentation politique
pour les masses, sont donc des démocrates de type nouveau.
Il est donc exclu
qu'on dise d'un côté, les révolutionnaires
et de l'autre, les démocrates.
Il y a d'un côté
les révolutionnaires prolétariens qui ont un système
idéologique de travail politique complet avec une certaine
cohérence, qui sont animés d'une certaine discipline
y compris dans le domaine de l'organisation et il y a des démocrates
révolutionnaires, qui peuvent faire un travail parfois
supérieur à celui de certains révolutionnaires
prolétariens.
Cet embarras terminologique
(sur le terme " démocrate ") a engendré
beaucoup de monstres : le démocrate venu à la pratique
de masses illégalistes, à partir de la défense
des libertés, pouvait être cent fois plus actif,
cent fois plus ingénieux, avoir des idées cent
fois plus justes, le mao s'estimait quand même cent fois
supérieur à lui puisque lui était un "
révolutionnaire ", et l'autre un " démocrate
", sous-entendu la classe en dessous d'un révolutionnaire.
Le terme ce démocrate
", outre qu'il a été chargé de pas
mal d'équivoques, dans la situation française,
n'est pas suffisamment explicite, puisque le P.C.F. se prétend
démocrate et prétend lutter pour la démocratie.
Il y a une difficulté
dans la terminologie politique qu'on n'a pas encore résolue.
- Pendant cette
période, que se passe-t-il, dans les usines ?
Les comités de lutte.
VICTOR. - La grande vague de séquestration
déferle indépendamment de l'intervention immédiate
tactique des maos, c'est incontestable et nous paraît positif
: cela montre la correspondance entre les idées nées
de la pratique des niasses et ce qu'on essaye de systématiser,
mais il ne faut pas passer sous silence une expérience
aussi cruciale que la "Grande Lessive " à Nantes-Batignolles,
où notre intervention a été autre qu'idéologique
et qui nous a énormément marqués, puisque
là le déclenchement idéologique et pratique
est le fruit du travail de mobilisation (pas uniquement, il y
a les lois propres de mobilisation des masses), mais notre travail
amène quand même à une forme de lutte extraordinaire
qui a marqué la situation française.
Comment la suite
a échappé à l'intervention active des noyaux
maos est aussi une expérience intéressante qui
nous a permis de tirer pas mal de règles utiles par la
suite.
En particulier,
au moment de l'offensive de printemps chez les métallos.
- Est-ce possible
de définir les règles d'une manière concise
?
VICTOR. - On vient de donner à
imprimer une brochure : Vingt-cinq règles de travail en
usine, qui représente une cinquantaine de pages!
Il vaut mieux essayer
de voir les choses dans l'ensemble.
Le jugement d'ensemble
qu'on porte sur cette période, jusqu'au printemps 71,
c'est qu'il y a eu/très nettement deux voies :
1. L'une qui pousse
vers l'avant, vers la réalisation de l'objecif : réunifier
les noyaux maos capables d'impulser de nouvelles organisations
de masse et créer ces organisations.
2. L'autre qui tire
vers l'arrière.
C'est ce qui dégage
l'incertitude de la pratique de l'ex-Gauche Prolétarienne,
vue même de l'extérieur.
On ne l'a compris
qu'au sortir du printemps 71, quand on a pu faire le bilan de
nos capacités d'intervention devant l'initiative prise,
essentiellement, par les métallos [Grève des OS
du Mans puis de toute la Régie Renault pendant 5 semaines].
Le courant qui allait
en avant était celui qui, dans les usines, faisait progresser
la création des " comités de lutte "
et des formes nouvelles de pratique violente à caractère
de masse dans les ateliers, ce qu'on a appelé à
partir de Boulogne-Billancourt les " G.O.A.F. " (Groupes
Ouvriers Anti-Flics " qui sont la force protectrice face
à la répression des masses ouvrières.
C'est l'aspect le
plus important du courant nouveau, mais il y a eu des freins
un peu partout, des tendances de courant ancien, à dire
: " Bon, la situation devient compliquée, on ne peut
plus faire comme avant ", et au lieu de conquérir
des terrains nouveaux et d'affronter une situation compliquée
et nouvelle, on a fait du surplace : le travail de masse s'est
sclérosé et les initiatives de lutte avec un certain
degré de violence se sont rétrécies considérablement.
Ces deux caractéristiques
:
- sclérose
du travail de masse,
- perte progressive
de l'initiative dans les luttes sont des
caractéristiques de droite, ce qu'on appelle les
ce tendances opportunistes de droite ".
Sur plusieurs grandes
bases d'usine, les camarades auraient pu aider l'offensive ouvrière,
et ils ne l'ont pas fait.
C'est la définition
même de l'opportunisme de droite : être en arrière
par rapport au mouvement de masse.
Quand on en a pris
conscience, on a décidé un mouvement de rectification,
qui a démarré au mois de juin, qui est loin d'être
encore terminé (octobre 71).
Il s'appelle ce
Mouvement d'assainissement idéologique, de critique politique
de la droite et de préparatif de la rentrée populaire
".
Pour que le sens
de ce mouvement de rectification soit clair, je prends un exemple,
le plus avancé, le plus significatif : celui de Lyon.
Lyon est une grande
région où les tendances de droite s'étaient
développées l'an dernier (70-71).
Comme toujours les
tendances de droite se localisent d'abord et avant tout dans
les usines, et particulièrement dans les usines où
la répression est la plus dure : les usines de type fasciste,
de type Citroën, ce qui est le cas de l'usine Brandt.
Les camarades se
concentrent donc sur cette usine pour "rectifier ".
Grande mobilisation
idéologique des camarades sur le thème: "
Faut liquider tout ce qui a été droitier, faut
retrouver la grande inspiration et on fonce. "
Très vite,
de fait, il y a des résultats dans le travail de masse.
Différentes
initiatives sont prises par rapport au licenciement d'un groupe
d'ouvriers à la veille des vacances, sous forme de lutte
de masse dans deux ateliers et d'une série de sabotages.
Là, se produit l'emballement.
Les camarades veulent
précipiter les événements.
La tête leur
tourne.
Ils oublient toutes
les choses nouvelles apprises depuis la dissolution de la G.P.,
à savoir le lien indispensable avec les larges masses,
la nécessité d'assurer toujours ses arrières
: ils organisent un sabotage qui n'est pas à la portée
des masses, pas du tout comme les petits sabotages qui encouragent
l'initiative.
Un sabotage qui
devait être organisé par un petit groupe, et arrêter
plusieurs chaînes.
Ce sabotage devait
être réalisé selon des règles extrêmement
strictes puisqu'il se situait à l'intérieur de
l'usine mais pas sous le contrôle direct des masses; il
fallait le préparer, même militairement.
Or, dans l'atmosphère
idéologique d'emballement, tous ces préparatifs
ne sont pas minutieusement pris en main.
Quand le sabotage
se fait, il est au-dessus du niveau de conscience des masses
et préparé dans ces conditions de précipitation,
on ne peut pas éviter qu'il y ait une répression
très rapide, et que des ouvriers soient piqués.
On voit, à
ce moment, que la seule critique du travail groupusculaire ne
suffit pas.
Critiquer la droite
ne veut pas dire retourner à la vieille Gauche Prolétarienne.
Critiquer la droite,
c'est aussi critiquer l'ancien, quelque chose qui est purement
gauchiste.
Critiquer la droite
ne signifie pas simplement faire des actions violentes, ce qui
nous ramènerait à l'ancien; et comme l'ancien n'est
pas conforme à la situation actuelle, ce serait aussi
mauvais.
Grâce à
l'expérience chinoise et aux camarades qui sont rentrés
de Chine, on comprend que les positions de droite et les positions
gauchistes, c'est du pareil au même, c'est aussi dangereux.
Ce n'est pas mieux
d'être gauchiste que d'être droitier, il faut lutter
sur les deux fronts.
D'où, après
mobilisation sur le thème : " Faut liquider le courant
droitier ", autre phase sur le thème : " Attention,
on liquide le courant droitier mais on ne tolère pas qu'il
y ait des courants gauchistes qui reviennent. "
D'où les
camarades comprennent qu'il faut se mettre à la hauteur
de la situation, qu'on ne peut pas faire l'économie de
la réflexion ni de l'analyse du point de vue des larges
masses qui n'est pas le même à Lyon ou à
Renault-Billancourt.
Après cette
erreur, les camarades s'accrochent et commencent la rectification
de manière extrêmement énergique.
Au lieu de sanctionner
l'erreur, par exemple, en quittant la boîte - la répression
était telle qu'ils auraient pu se barrer, quitter Lyon
aussi pourquoi pas?
Il y a d'autres
villes industrielles -, ce qui aurait été une liquidation
catastrophique, ils décident de remonter le courant.
Pas passivement,
mais en contre-attaquant.
Ils préparent
le procès de Brandt, le transforment évidemment
en procès populaire contre le directeur de l'usine et
mettent au point des méthodes de travail de masse remarquables,
tant du point de vue des ouvriers à qui il fallait redonner
confiance par de petites initiatives prudentes et progressives
qu'à l'extérieur, dans le quartier, qu'avec les
amis démocrates.
Forcément,
quand on est gauchiste dans une usine, on est aussi gauchiste
avec les amis démocrates, gauchiste dans le Secours Rouge.
Il fallait donc
rectifier là aussi, convaincre tout le monde dans l'usine,
dans le quartier autour de l'usine, tous les amis lyonnais regroupés
dans le Secours Rouge, faire un travail politique sans précédent.
Et ils l'ont fait,
en écoutant toutes les questions, en répondant
à toutes les demandes d'explications, pendant plus d'un
mois, et les résultats sont très bons.
C'est la première
fois que le jour du procès dont la date est annoncée
par la bourgeoisie, seulement cinq jours à l'avance, il
y a un débrayage, de 100 à 150 ouvriers à
l'intérieur de l'usine, pendant le temps de l'audience.
(Le premier procès
parce qu'après, il y a eu ajournement.)
Et le verdict du
procès est une victoire : deux mois avec sursis.
Pour nous, c'est
la preuve que le mouvement de rectification va dans le bon sens.
Le mouvement de
rectification n'est pas terminé.
On a fait un gros
effort dans notre travail politique, pour étendre les
leçons tirées de Billancourt; les camarades de
Billancourt sont allés faire des causeries, des échanges
d'expériences avec les ouvriers d'autres boîtes
pour faire passer les idées les plus avancées qu'ils
avaient acquises.
On a réuni
les représentants des grandes bases d'usine pour que la
lutte contre la tendance de droite conduise au resserrement des
liens entre les bases d'usine et à la progression de l'initiative
à l'intérieur des bases d'usine, tout en ne négligeant
pas les autres organisations de masse, mais incontestablement
en mettant l'accent principal sur les bases d'usine.
Cela aurait été
facile pour nous, à la rentrée, de faire quelques
coups.
II y en avait même
de très simples à faire sur les poli-ciers, sur
les représailles à l'attentat contre Christian
Riss, etc.
Organiser des coups,
des actions qui fassent parler, n'est pas un problème
: si nous ne le faisons pas, c'est un choix qui renvoie à
une certaine conception de la progression de notre travail politique.
On s'est refusé
à faire différentes campagnes, par exemple Rives-Henrys.
Il n'y a aucune
objection de fond, c'est populaire de faire des actions sur le
logement, sur les crapules de l'immobilier, mais comme ça
ne correspond pas à un développement bien enraciné
de notre travail politique, on le refuse pour le moment.
- Ce qui fait
dire : " Les maoïstes sont dans le creux de la vague...
"
VICTOR. - S'il y a eu " creux de la vague ",
c'était en fait à des moments où on faisait
parler de nous.
Par exemple janvier-février
avec la campagne sur les emprisonnés, Guiot, etc.
Il y a même
eu pas mal d'actions assez spectaculaires dans le cadre de la
campagne sur la grève de la faim mais c'était précisément
là qu'on était dans le creux de la vague, mais
le moment de la lutte la plus aiguë entre l'ancien et le
nouveau, ne se voit pas de l'extérieur.
Maintenant il n'y
a plus de page " Agitation " dans Le Monde et c'est
pourtant en ce moment que les actions'les plus importantes sont
en train de se faire.
- " Que
la contestation latente se transforme en forme matérielle
organisée, pour ne pas être récupérée
par la bourgeoisie... "
VICTOR. - Entendons-nous sur :
" récupérée ".
" Récupérée
" par les partis de gauche, comme dit Jean Daniel [DIrecteur
du "Nouvel Observateur"], pas un seul instant.
Récupérée
par la bourgeoisie parce qu'il y a un certain découragement
dans les masses, une paralysie parce qu'on n'a pas envie de revenir
aux formes traditionnelles et qu'on ne voit pas les formes nouvelles,
ça oui.
Mais le danger de
récupération par les partis de gauche en France,
est nul. Si on prend l'exemple des transports, les partis de
gauche gagnent un point.
Ils font, en plein
mois d'août, une manifestation d'usagers.
Bon.
Mais ils reperdent
tout avec la grève [d'une semaine] du métro, en
octobre.
Qu'ont-ils récupéré
sur le métro?
Zéro, parce
que s'ils parlent dans les prochaines manifestations, de l'unité
des agents de la R.A.T.P. et des usagers, ils vont faire rire.
En Italie, la récupération
par les syndicats a un certain sens.
Chez nous, c'est
une récupération passive : les syndicats exploitent
nos erreurs uniquement parce que la force qu'ils auraient à
combattre en face d'eux ne s'organise pas.
Le problème
est de savoir à quelle étape on en est de la construction
de cette force matérielle. De la construction du parti.
- Qu'est-ce qui
différenciera ce parti?
VICTOR. - II sera lié aux
masses.
- Mois tous les
partis s'imaginent qu'ils sont liés aux masses!
VICTOR. - Oui, mais justement, nous,
on veut des critères
objectifs de liaison avec les masses.
De fait, on aurait
pu s'appeler : ce parti " quand on était la G.P.
mais on savait qu'on avait un rapport seulement avec une fraction
limitée et déterminée des masses.
C'était un
rapport avec des noyaux de la Gauche ouvrière dans certaines
grandes usines, ou de la Gauche étudiante ou lycéenne.
Et on ne pense pas
que ça suffise pour faire apparaître un parti qui
ne soit pas un sigle, un parti qui soit réellement un
instrument dans lequel les masses ouvrières, principalement,
se reconnaissent, aient confiance.
Surtout qu'elles
sortent d'une longue période où elles ont été
écrasées par le parti en qui elles ont eu confiance.
Elles ne vont pas
redonner cette confiance n'importe comment.
- Comment comptez-vous
la gagner?
VICTOR. - En d'autres termes : quand
est-ce qu'on pense qu'on peut construire le parti?
Très précisément
quand on aura fait la preuve dans certaines grandes usines stratégiques
qu'on est capables d'être un noyau dirigeant effectif de
mouvement de masse, autonome par rapport à la C.G.T.,
alors les conditions principales de la construction du parti
seront réunies.
Il y en a d'autres
: une ossature de cadres liés aux masses.
Ces deux conditions
doivent être liées : pour que l'on ait cette ossature
de cadres liés aux masses, il faut précisément
que l'on ait réussi à créer cet embryon
d'organisation de niasse dans certaines usines considérées
comme stratégiques.
- Où en
êtes-vous par rapport à cet objectif?
VICTOR. - On a créé
les germes effectifs d'une organisation de masse autonome, mais
c'est la pratique qui doit trancher.
Il n'y a pas encore
d'exemple de mouvement de masse conduit pendant tout son développement,
selon les méthodes entièrement nouvelles et autonomes
par rapport à la C.G.T.
Il y a des exemples
d'autonomie partielle réalisés dans des boîtes
importantes.
L'exemple le plus
important étant le mouvement du 22 janvier chez Renault
[le mouvement des cinq semaines de grève], mais ça
ne suffit pas.
L'autonomie n'est
encore que partielle, elle n'a pas couvert l'usine, elle n'est
pas l'occasion d'un mouvement d'ensemble.
De plus, c'est un
mouvement bref au cours duquel les embryons de cadres de niasses
ne se sont pas éprouvés assez longtemps.
Ils n'ont pas eu
à répondre à toutes les questions que pose
un mouvement de masses sur un temps suffisamment long.
Il faut cette expérience-là
pour éprouver les cadres et les organisations.
Et par là
même pour gagner une confiance solide, pas simplement idéologique.
- Ces mouvements
de masses se reconnaissent-ils comme maoïstes ?
VICTOR. - II faut analyser cas
par cas.
Dans le cas de Batignolles,
l'initiative de départ est très fortement préparée
et travaillée par l'activité du noyau mao.
Mais le développement
du mouvement, les suites de la grande lessive, après la
contre-offensive du gouvernement, du patronat et du syndicat,
a complètement échappé aux initiatives de
ce noyau mao et de la fraction des masses qui aurait été
prête à se dégager de la tutelle syndicale.
Ce qui est la preuve, dans le cas des Batignolles, que la force
autonome n'est pas encore suffisamment mûre.
Dans le cas de Férodo,
c'est un mouvement totalement autonome; il n'y avait pas de travail
antérieur d'un groupe prolétarien qui aurait préparé
par exemple la séquestration.
Si on considère
le nombre de mouvements de masses, du type spontané d'une
part et d'autre part, les mouvements
dans lesquels des noyaux de gauche prolétariens ont travaillé,
on tire la conclusion que nous n'en sommes pas encore au stade
où on peut prétendre avoir créé l'embryon
d'une ossature d'organisation de masses autonome dans les usines
les plus importantes.
Pourquoi?
Parce qu'il y a
énormément de mouvements autonomes où les
camarades n'ont pas été présents, ou bien
n'ont pas fait un travail conséquent.
Dans le cas où
les camarades ont fait ce travail, il n'a pas encore la maturité
suffisante.
Le bilan, c'est
que si nous pensons disposer d'un certain nombre d'armes pour
aider à la création de cette force autonome, nous
pensons que nous n'en sommes pas encore au stade où on
peut dire qu'elle a été créée.
Or, c'est la condition
décisive pour la construction d'un parti nouveau.
- Sur quel modèle
sera ce parti ?
VICTOR. - Le parti sera-t-il régi
par le centralisme démocratique?
Il faut savoir ce
qu'on entend par là.
Si on prend l'interprétation
de Marchais, on a un parti qui fonctionne à partir d'une
ligne politique fixée par le bureau politique de ce parti
(dans le cas de Marchais, c'est une politique qui n'est même
pas fixée par le bureau politique du P.C.F. mais par Moscou),
et la manière de faire adopter cette politique est de
la proposer à toutes les organisations du parti qui en
discutent et se trouvent d'accord, plus ou moins, à l'unanimité.
C'est l'image du
centralisme démocratique en France.
Image très
repoussante puisque si on voit bien ce qu'il y a de centralisé,
on ne voit pas ce qui vient de la base, non seulement de la base
militante mais des masses elles-mêmes. La ligne est fixée
d'en haut et on l'applique.
Ça donne
le monolithisme qui permet de toujours trouver un moyen pour
exclure démocratiquement, c'est-à-dire en respectant
les règles, quelqu'un qui n'est pas d'accord.
Tous ceux qui ont
tenté de s'opposer à la ligne officielle du parti,
se sont trouvés éliminés du parti.
Ça, c'est
une conception caricaturale du centralisme démocratique,
qui s'appuie à la lettre sur les thèses de Lénine,
mais ce n'est pas difficile de démontrer que ça
en dénature l'esprit.
Pour dire les choses
le plus clairement du monde, nous pensons que, de toute façon,
l'interprétation vivante, pas caricaturale des thèses
de Lénine, est insuffisante à notre époque.
On est à
une époque différente, on a eu toute l'expérience
de la dégénérescence de la IIIe Internationale,
et on ne peut pas faire comme si toute cette époque historique
n'avait pas existé.
Heureusement pour
nous, il y a eu un parti communiste dans le monde qui a fait
le bilan de cette expérience dans ses grands traits, c'est
le parti communiste chinois.
Il ne s'est pas
contenté d'écrire des textes contre l'Union soviétique
ou contre l'interprétation qu'en faisait le parti communiste,
pour démontrer que l'Union soviétique révisait
ou dénaturait les principes de Lénine.
Il a fait autre
chose : il a résolu dans la pratique les problèmes
que la IIIe Internationale avait laissés en suspens, il
a fait la Révolution culturelle et de la Révolution
culturelle présente une interprétation toute nouvelle
des partis politiques.
Lorsque nous disons
: on veut créer un parti politique nouveau, cela veut
dire : on veut créer un parti politique de l'époque
de la Révolution culturelle.
Est-ce que cela
signifie que l'on abandonne le principe du centralisme démocratique?
A dire vrai : pas
du tout - mais le contenu du centralisme démocratique
est tout à fait différent de ce que croit Marchais
et d'autre part développe ce qu'écrivait Lénine.
En quoi?
Grosso modo, la
base de cette conception nouvelle, c'est l'idée selon
laquelle les idées justes viennent de la pratique des
masses.
A l'époque
de Lénine, cette conception n'était pas évidente.
Les partis qui ont été formés à l'époque
de Lénine avaient une conception philosophique différente.
Le rôle des
intellectuels porteurs des connaissances sur la société
était différent du rôle qu'on assigne aux
intellectuels à notre époque.
Lénine, dans
son texte qui présente les principes du centralisme démocratique,
disait - je schématise - que les intellectuels apportaient
la science, et que la classe ouvrière apportait la pratique
et qu'il fallait qu'il y ait fusion de cette science produite
à l'extérieur de la masse ouvrière, du mouvement
ouvrier, avec l'expérience pratique de la classe ouvrière.
Cette conception
est démentie par la vie.
Quand Mao Tsé-toung
dit : " les idées justes viennent de la pratique
sociale ", c'est différent de ce que Lénine
avait pensé à l'époque précédente.
Cela a des répercussions
directes, décisives, sur la construction du parti et il
faut entendre d'une autre manière la centralisation.
La centralisation
devient la centralisation des idées justes qui viennent
de la pratique des masses.
D'où le rapport
d'organisation entre le centralisme et la démocratie est
modifié.
Il y a nécessairement
si on veut avoir une orientation correcte, c'est-à-dire
centraliser les idées justes, à se mettre avant
tout à l'école de la pratique des masses.
Pour présenter
les choses de la manière la plus claire qui soit, l'exigence
d'écoute directe des masses est beaucoup plus forte que
dans la conception léniniste.
Un maoïste
conséquent sait qu'il ne pourra pas avoir d'orientation
juste, d'idées justes sur les rapports entre les forces
de classe si ces idées ne viennent pas du bilan de l'expérience
des niasses.
A l'époque
de Lénine, on pensait avoir des idées justes sur
la paysannerie russe, en faisant un énorme travail théorique
de la situation du développement du capitalisme dans l'agriculture.
Le parti bolchevik
est certainement le parti qui a le plus écrit sur l'agriculture,
il y a un nombre impressionnant de travaux de Lénine sur
l'agriculture, et pourtant avant 1917 le parti bolchevik était
très peu implanté dans la paysannerie.
Il y avait beaucoup
de textes et très peu de pratique.
Ce qui explique
en particulier qu'en 17, quand le mouvement paysan a pris son
essor, Lénine, qui était un prodigieux homme politique
prolétarien, a oublié certains des textes écrits
et s'est emparé tout de suite des revendications nouvelles,
quitte à paraître aux yeux des intellectuels qui
ne voyaient que les livres comme quelqu'un qui avait renié
ses ouvrages antérieurs.
- L' " écoute
", depuis quand cette notion existe-t-elle en politique
?
VICTOR. - Systématiquement,
c'est la philosophie de notre travail - cela vient de Mao Tsé-toung.
Il ne faut pas qu'il
y ait un malentendu, je ne dis pas que Lénine n'écoutait
pas les masses russes.
Il était
intégré dans la classe ouvrière russe et
il l'a montré, mais les thèses philosophiques de
départ, la base de la construction du parti bolchevik,
donnaient à la connaissance venue de l'extérieur
du mouvement des masses, une importance qu'elle n'a pas à
l'époque actuelle.
Cela a eu énormément
de conséquence sur le développement du parti bolchevik,
surtout au moment où il a pris le pouvoir.
Pour la formation
de la nouvelle classe bourgeoise, certaines des idées
du parti bolchevik sur le rôle des intellectuels ont été
négatives.
Évidemment,
le centralisme démocratique n'est que le point de départ
mais s'il n'y a pas ce point de départ, il n'y a pas d'authentique
parti prolétarien, il faut le dissoudre, le détruire,
scissionner, pas que ça dure, c'est mauvais.
A partir de là,
si l'orientation du parti est fixée selon ce principe
- partir du mouvement de masses - systématiser l'expérience
des masses - il y a des règles de fonctionnement du parti
: soumission des groupes de bases aux instances supérieures,
respect de la discipline.
Mais c'est une discipline
consciente : tout militant qui, à partir de sa pratique
de masse, se trouve en désaccord avec l'orientation peut
et doit marquer son désaccord à l'intérieur
de son unité de base, faire appel aux instances supérieures.
Dans les statuts
du P.C. chinois depuis la Révolution culturelle, un des
articles précise que tout militant du P.C. communiste
peut faire appel au président du Comité central.
- Et on l'écoutera?
VICTOR. - C'est dans les statuts...
C'est publié dans les statuts.
- Cela appelle
des réajustements continuels ?
VICTOR. - Continuels.
Il faut continuellement
provoquer des crises à l'intérieur du parti.
Je m'explique :
dès qu'un parti ne connaît plus la lutte, c'est
un parti dégénéré.
S'il n'y a plus
de lutte dans le parti ça veut dire qu'il est mort, qu'il
est du côté de la bourgeoisie.
- Qu'appelles-tu
une idée juste ? Par définition, les masses ne
se tromperaient jamais ?
VICTOR. - Le courant principal
du mouvement de masses est toujours raisonnable. C'est notre
base philosophique.
- Il ne lui arrive
jamais de se tromper, par exemple d'être défaitiste?
De renoncer à la lutte?
VICTOR. - Ce n'est pas le courant
principal d'un mouvement de masse.
On ne dit pas que
toutes les idées des masses sont justes.
On dit que le courant
principal d'un mouvement de masse est juste.
Il y a une grande
émeute à Bruxelles, on peut tout dire sur cette
émeute : que c'étaient les gros agra-riens qui
avaient organisé la manifestation, qu'il y a eu des revendications
qui servaient les gros et pas les petits, qu'il y a eu des tractations,
etc., on peut tout dire.
Mais si on dit que
la grande jacquerie de Bruxelles, le mouvement de masses qui
a conduit vingt à trente mille agriculteurs à l'assaut
de la ville bourgeoise, si on dit que ça, c'était
mauvais - on est dans le camp de la bourgeoisie.
- Alors tout
ce qui se réunit est un mouvement de masse et a un courant
principal juste ?
VICTOR. - Si on prend l'exemple
de la journée de la police, il y a eu un mouvement de
masses qui a mis des flics dans la rue et incontestablement le
courant de ce mouvement de masse essayait de manifester que l'ensemble
des policiers ne voulait pas se solidariser avec les éléments
totalement fascistes de l'appareil policier.
Ce courant-là
était positif et nous devions le soutenir, ce que l'on
a fait.
Il y a eu d'ailleurs
des équivoques : certains sont descendus dialoguer avec
la police mais pour la ridiculiser!
Ce n'était
pas notre position : on a diffusé un tract signé
" les maos " où nous prenions très au
sérieux le courant dans la police qui résistait
à la fascisation et nous disions qu'à l'égard
des policiers qui résistaient nous aurions une attitude
correcte, qu'on n'attaquerait pas ces policiers-là comme
on attaque les brigades d'intervention ou Ceccaldi-Reynaud à
Puteaux.
Cela dit, la journée
n'était pas au sens strict un mouvement de masses.
Il faut s'entendre
sur la notion de mouvement de masses de manière très
précise : des manifestations de cadres supérieurs
ne sont pas des manifestations de masses.
Les cadres supérieurs
ne font pas partie du peuple.
- Pour beaucoup
de gens, la masse des travailleurs des usines qui, lors d'une
grève, veut reprendre le travail, c'est aussi un mouvement
de masses. On dit aussi que les ouvriers ne sont pas la majorité,
et que la masse, après tout, c'est peut-être aussi
bien la bourgeoisie? Quel pourcentage de la population représente
le prolétariat?
VICTOR. - De 35 à 40 %.
- Les 60 % de
l'autre côté, ça n'est pas une masse?
VICTOR. - Le prolétariat,
les couches de paysans, de petits commerçants, artisans,
ruinés par le développement capitaliste, la jeunesse
intellectuelle et d'importantes fractions des salariés
intellectuels qui subissent la crise idéologique, ça
fait la majorité non seulement réelle de la population
mais l'écrasante majorité numérique.
- N'est-ce pas
un concept un peu dépassé de dire que la classe
ouvrière et le prolétariat, c'est la même
chose?
VICTOR. - Oui.
Ça rejoint
un débat théorique dont les termes doivent être
quand mêmes précisés.
Dans la terminologie
marxiste proprement dite, il n'y a pas de différence entre
classe ouvrière et prolétariat.
Dans les premiers
textes de Marx, il y avait un certain nombre d'attributions données
au prolétariat au sujet de l'histoire, différentes
des caractéristiques économico-politiques que donna
Marx après, de la classe ouvrière.
Cette distinction
s'est faite surtout en s'appuyant sur les premiers textes de
Marx.
On voit, en gros,
ce que ça recouvre : on essaye de distinguer la classe
ouvrière définie économico-politiquement
et la force révolutionnaire, mais ce qui est certain par
expérience directe, c'est que la force la plus révolutionnaire
est incontestablement composée de ceux qui dans leurs
conditions économico-politiques sont le plus ce ouvriers
" au sens de classe ouvrière.
Il est incontestable
que les ouvriers spécialisés, les producteurs par
excellence de la plus-value, recèlent les plus grandes
potentialités de révolte.
Ce qui ne veut pas
dire que d'autres catégories, elles-mêmes ouvrières,
comme les ouvriers professionnels, n'ont pas d'énormes
qualités révolutionnaires ou qu'on ne les retrouve
pas très souvent à la tête des luttes.
Exemple : Nantes-Batignolles.
En fait la question
se pose chez beaucoup de gens, au niveau des forces révolutionnaires
autres que les forces ouvrières telles qu'elles sont définies
économico-politiquement.
On ne nie pas qu'il
y ait d'autres forces révolutionnaires et pour cause!
que les ouvriers proprement dits.
La jeunesse intellectuelle
recèle une grande force révolutionnaire.
Chez les paysans,
que ce soit les paysans pauvres totalement ruinés, ou
ceux qui sont entrés dans le mécanisme du développement
du capitalisme dans l'agriculture et qui ne tiennent pas le coup,
il y a une force révolutionnaire potentielle fantastique.
(Quand je dis "
fantastique ", elle s'exerce en actes dans l'Ouest, dans
la Drôme ou dans les Vosges actuellement.)
Il y a des forces
révolutionnaires, même chez les petits commerçants.
Je dis " même
" puisqu'ils ne sont pas, dans l'ensemble, très aimés,
vu leur tradition politique antérieure, dans la mythologie
de l'intellectuel de gauche.
Je n'ai pas besoin
d'appeler toutes ces forces révolutionnaires : le prolétariat.
Ce sont d'autres
forces révolutionnaires définies de manière
différente du point de vue de leurs conditions socio-économiques.
Elles sont révolutionnaires
parce qu'elles ont intérêt au renversement de l'ordre
social actuel : ce sont donc des alliés de la classe ouvrière,
mais incontestablement c'est encore la classe ouvrière,
la bonne vieille classe ouvrière, les producteurs de plus-value,
qui sont directement exploités à travers le système
le plus répressif, c'est-à-dire à l'intérieur
de l'entreprise, ce sont les ouvriers proprement dits qui sont
la force révolutionnaire la plus conséquente.
On ne voit pas ça
par les livres, on aurait rien contre le fait que ce soit les
jeunes les plus révolutionnaires.
De fait, ce ne sont
pas eux qui ont le plus de conséquences dans leur effort
révolutionnaire.
- Les nombreux
journalistes, qui sont allés en Chine cette année,
ont tous écrit des reportages enthousiastes. Ils ont conclu
: ce qui se passe en Chine est étonnant mais absolument
inapplicable en France. Comment peut-on par exemple imaginer
un système de production par petites unités dans
un pays industriellement avancé, etc.?
VICTOR. - Conséquence de
l'offensive diplomatique chinoise, de la politique, comme on
dit - en direction des différents pays et même des
super-puissances, les images issues de l'encerclement de la Chine
sont en train de se décomposer -.
C'est un gigantesque
progrès que l'on dise : " La Chine, c'est bien mais
le modèle chinois n'est pas applicable en France. "
Avant, on disait
: " La Chine, c'est de la merde. "
Maintenant,du point
de vue de la lutte idéologique, en France, il faut démolir
cette idée que ce qui se passe en Chine n'a pas de portée
universelle.
Je ne veux pas démontrer
que ce qui se passe en Chine va se produire tel quel, en France,
mais démontrer que ce qui se passe en Chine dépasse
les frontières de la Chine.
Pourquoi? Parce
que la Chine a résolu fondamentalement la question d'un
pouvoir populaire à caractère de masse, question
qui domine le débat du mouvement ouvrier socialiste et
révolutionnaire dans les pays occidentaux.
Ça veut dire
qu'il existe un certain nombre de contradictions sociales non
résolues dans les pays "socialistes" traditionnels,
qui constituent la difficulté principale pour les élaborations
théoriques et stratégiques des socialistes et des
révolutionnaires occidentaux.
Ces contradictions
sociales sont les contradictions de classe au sein de l'entreprise
malgré l'appropriation juridique collective des entreprises,
malgré la nationalisation.
Deuxième
type de contradictions sociales : les contradictions entre les
producteurs immédiats et les porteurs des fonctions de
coordination, de connaissance, de gestion, etc., qui se traduisent
en Union soviétique par un éventail de salaires
très ouvert et des relations oppressives.
Contradictions sociales
aussi, plus complexes, entre la ville et la campagne, entre le
travail manuel et le travail intellectuel, qui sont au centre
du débat du mouvement occidental et trouvent leur solution
positive en Chine, grâce à la Révolution
culturelle.
A l'heure actuelle,
en France, dans les milieux de gauche honnêtes, on arrive
à reconnaître, ce qui peut être déjà
une base d'accord scientifique, que les principales questions
sont les mêmes là-bas et ici, malgré la différence
de développement économique.
Il s'agit ensuite
de savoir si les réponses concrètes qu'apporté
la Chine à ces questions que nous nous posons ont une
portée générale.
Pour nous, c'est
oui.
D'abord, sur la
planification de l'ensemble des relations économiques
dans un pays comme la France, que nous apporte l'exemple chinois?
La Chine apporte
la combinaison de l'initiative centrale et de l'initiative locale;
combinaison harmonieuse qui ne signifie pas la fin de toute lutte
entre initiative locale et initiative centrale, mais une méthode
pour diriger correctement cette lutte, et qui est tout à
fait applicable en France.
Même le technocrate
bourgeois se pose actuellement la question de combiner les indications
centrales et les sollicitations locales.
Les planificateurs
technocratiques soi-disant socialistes de l'Union Soviétique
cherchent à résoudre le rapport entre l'initiative
locale, qu'ils appellent l'autonomie des entreprises, et le plan
central.
Mais c'est dans
les limites de la pensée bourgeoise qu'ils réfléchissent
le problème.
En Chine, les orientations
d'ensemble du plan sont proposées aux différentes
unités de production qui les discutent à partir
de leur expérience pratique ou qui donnent leurs propres
propositions qui sont centralisées.
Par ce mouvement
de haut en bas, de bas en haut, les plans généraux
d'ensemble de l'économie sont élaborés.
En quoi est-ce inapplicable
à l'économie française quand on aura un
vrai plan?
Pas l'actuel plan
bidon qui est simplement la coordination du grand capital en
France.
Tout ce qui est
posé dans les termes bourgeois ou réformistes :
ce décentralisation ", ce régionalisation
", problème épineux en France actuellement,
est résolu pour l'essentiel, je ne dis pas qu'il n'y a
pas de problèmes, en Chine.
Deuxième
question que tous les socialistes révolutionnaires (ou
pas révolutionnaires) se posent à propos de la
construction du socialisme en France, c'est la différence
entre les rapports de propriété et les rapports
de gestion.
Même le nouveau
parti socialiste de Mitterrand (c'est dire!) se pose cette question.
Même le P.C.F.,
dans son dernier programme de gouvernement, gauchit un peu son
langage là-dessus.
Or le seul pays
où ce problème a été résolu
de manière révolutionnaire et conforme à
l'intérêt populaire, c'est la Chine qui a dit de
manière systématique : " Le tout n'est pas
de changer les rapports de propriété.
Les formes idéologiques,
politiques et d'organisation des anciens rapports de production,
il faut les détruire par mouvements de masse successifs.
"
Faut détruire
les appareils bureaucratiques légués par les vieux
rapports de production, par le moyen des mouvements de masse.
Faut régler
le gaspillage capitaliste, par des mouvements de masse.
Faut régler
la pléthore de parasites dans les entreprises ou dans
les unités de production, par des mouvements de masse.
Faut régler la question des rapports entre la production
et la gestion ou entre la production et les bureaux, par des
mouvements de masse.
Cet événement
historique mondial, à savoir la transformation radicale
des rapports de production en Chine s'applique directement chez
nous.
S'il y a bien un
mot d'ordre dont les masses se foutent complètement, c'est
celui de la nationalisation.
Les masses voient
bien qu'il n'y a pas de différence, dans les Mines ou
à Renault-Billancourt, entre un patron privé ou
un directeur ce nationalisé ".
Quand les anciens
apprennent - ce qui s'est passé pendant la Révolution
culturelle - comment les masses ont été mobilisées
pour arracher le pouvoir réel dont elles avaient l'exercice
formel - quand ils apprennent que le mot d'ordre, à tous
les ouvriers était : ce Arrachez le pouvoir dans votre
entreprise", ils recomprennent tout de la libération.
Comment ils ont
été trompés, comment il faut s'organiser
pour ne plus être trompés.
Une série
d'autres questions concernant le socialisme en France trouvent
leur réponse en Chine, avec une portée générale.
Il y a en Chine
une politique consciente de limitation du développement
anarchique et monstrueux des agglomérations urbaines,
de rapprochement entre la campagne et la ville, aussi bien dans
l'espace que sur le plan des relations des paysans et des ouvriers.
Il y a un effort
systématique pour que la verdure reste un élément
dominant du paysage urbain, y compris du paysage des usines.
Il y a une politique
systématique pour combiner l'élément créateur
qu'apporté la vie de campagne avec l'élément
créateur qu'apporté l'industrie moderne.
Ça vaut aussi
pour nous. On fera avec le pouvoir populaire un reboisement systématique,
on transformera complètement l'urbanisme.
Du point de vue
de la circulation automobile, il y aura forcément une
limitation de la production automobile, ne serait-ce qu'en supprimant
la concurrence entre les marques.
On montrera, par
une lutte idéologique, comment l'automobile, telle qu'elle
est utilisée, développe monstrueusement l'égoïsme
et qu'un certain type de transports en commun ou l'usage en commun
de la voiture dite individuelle, transforme complètement
les relations sociales au sein de la ville.
- Est-il possible
que les gens renoncent à leur égoïsme, sans
passer par vingt-cinq ans de guerre civile et sans partir d'un
état de total sous-développement?
VICTOR. - En Mai 68, il y avait
une immense volonté d'en finir avec une vie marquée,
précisément, par cet égoïsme monstrueux.
Les faits, en France,
montrent qu'il y a une très grande révolte.
- Est-ce une
révolte suffisante pour mener une guerre prolongée?
Les gens seront-ils prêts à se battre vraiment?
VICTOR. - On n'a aucun goût
particulier pour des révolutions sanglantes.
Il est expérimenté
dans les faits qu'il y a déjà une série
de luttes violentes indispensables même pour le bifteck,
alors a fortiori pour conquérir une société
nouvelle et que ces luttes finiront par devenir beaucoup plus
dures, par devenir des luttes violentes armées.
On n'a jamais vu
de changement de société sans accouchement par
la violence progressiste.
Mais en s'appuyant
sur la volonté d'une autre vie - de changer la vie comme
on a dit depuis Mai 68 -, qui est une volonté collectiviste
de dissoudre les différents égoïsmes au niveau
de l'entreprise, de l'H.L.M. ou de la rue, et en progressant
dans la lutte contre les différentes cibles qui marquent
ce système oppressif, donc en progressant aussi dans la
lutte violente, l'égoïsme, dans les différentes
couches sociales, sera, pas à pas, affaibli, sapé.
Cela n'implique
pas nécessairement une guerre civile sanglante du type
espagnole ou a fortiori du type des guerres civiles qui peuvent
se déclencher dans les pays dominés par l'impérialisme.
Cela n'implique
pas nécessairement la famine, la débâcle
complète de l'appareil productif.
Cela implique certainement
effusion de sang, cela implique certainement désorganisation
de l'appareil productif mais toute grève désorganise
l'appareil productif, et forcément plus qu'une grève
: une révolution politique.
- Comment vois-tu
la Révolution culturelle?
VICTOR. - Les communistes chinois
ont vu, à partir de la lutte armée qu'ils ont menée
contre les Japonais et les Komintern que si on ne créait
pas dans le cours de la révolution un homme nouveau -
s'il n'y avait pas une transformation profonde des mentalités,
les relations sociales qui sont la conséquence des rapports
de lutte de classes constituaient une sollicitation continuelle
à la restauration des vieux rapports de classes.
Pour le dire plus
scientifiquement, une fois qu'où a changé les relations
de propriété, dans les grands secteurs économiques,
les vrais problèmes commencent.
Nationaliser la
grande industrie, ce n'est rien, il faut deux heures.
Une fois la prise
du pouvoir en 17, Lénine a dû se mettre dans un
coin du Palais d'Hiver pour signer un décret disant que
la grande industrie était devenue propriété
du peuple soviétique.
Là, où
les vrais problèmes commencent c'est quand il y a à
changer les rapports de production effectifs dans les secteurs
économiques proprement dits, les usines, les campagnes,
et à transformer complètement les relations sociales
entre les différentes catégories sociales.
Les vrais problèmes
sont là et n'ont pas été résolus
en U.R.S.S.
Les Chinois se sont
attaqués à ce problème et ils l'ont résolu.
Ils ont dit : la
révolution socialiste est la destruction de fond en comble
des rapports de classes.
Donc, il faut détruire
tout ce qui est l'environnement dans l'usine, la campagne, les
cités, l'ensemble de la vie sociale - dans le cas de la
Chine, les rapports anciens, à la fois capitalistes et
féodaux.
Il fallait détruire
dans les usines les rapports entre les producteurs et les différents
porteurs de fonctions de gestion, de coordination, de production
etc.
En clair, il fallait
transformer les rapports entre l'ouvrier, le technicien, l'ingénieur,
le cadre, le directeur.
Dans le cas des
campagnes, il fallait transformer les rapports entre le paysan
et la direction de la coopérative.
Dans le cas de l'université,
il fallait transformer les rapports non seulement entre l'élève
et le professeur, mais le rapport entre l'élève,
le professeur et ce qui est en dehors de l'université,
à savoir le producteur.
Parce que le rapport
qui met au premier plan le stimulant matériel et au bas
de l'échelle le gars qui est à la machine, est
un rapport d'exploitation bourgeois.
Même si l'usine
est nationalisée, si l'usine est en titre une usine d'État,
si ce rapport existe encore, l'ouvrier, le producteur, celui
qui est en bas de l'échelle souffre encore de l'exploitation
et de la répression.
C'est tout cet ensemble
de relations qu'il fallait détruire.
- Et qui se réinstitue
naturellement ?
VICTOR. - Oui, tant que ça
n'est pas attaqué.
La grandeur du P.C.
chinois est d'avoir trouvé la méthode pour détruire
cela.
Les derniers textes
de Lénine sont poignants parce qu'il sent que ce n'est
pas tout d'avoir nationalisé l'industrie, il sent comme
le passé tsariste, capitaliste, pèse encore sur
la Russie.
L'État est
encore très profondément bureaucratique, les rapports
sont encore aux trois quarts ceux du tsarisme.
Dans les usines,
les rapports des ouvriers avec des ingénieurs nommés
et des directeurs, n'ont pas fondamentalement changé.
Lénine sent
tout ça mais n'arrive pas à trouver les méthodes
pour transformer.
La méthode
du P.C. chinois a été de s'appuyer sur tous les
sentiments de révolte de ceux qui sont au bas de l'échelle,
pour que même après la prise du pouvoir par l'armée
rouge, tout cet ensemble de relations qui sont la marque du passé
continuent à être attaqués.
Le principe des
mouvements de masses ininterrompus, c'est la solution.
Par quelle orientation
sont guidés ces mouvements de masses?
Elle a été
définie par la fameuse motion : lutte contre l'égoïsme,
critique du révisionnisme.
Il n'y a pas de
critique radicale du révisionnisme si la lutte contre
l'égoïsme n'est pas menée.
Une lutte ininterrompue
dans les esprits de chacun, ouvrier, paysan, intellectuel, cadre,
sur la base de la question : qui servir?
Dans chaque acte
de ta vie quotidienne ou de ta pratique sociale, tu te poses
la question : qui servir?
Est-ce que tu vis,
tu te bats, tu travailles pour tes propres intérêts,
ou pour les intérêts d'une petite poignée?
Ou bien est-ce que
tu vis, tu te bats, tu travailles pour les intérêts
de la grande masse?
Est-ce que tu sers
le peuple, ou bien le contraire du peuple, les ennemis du peuple,
à savoir la bourgeoisie?
Est-ce que tu sers
- dans le cas particulier de la Chine - à reconstruire
le vieil ordre des choses?
- Est-ce que
forcément, il faut servir quelque chose ?
VICTOR. - Ah oui!
- On peut penser
et choisir de ne servir à rien ?
VICTOR. - Ça, ça ne
marche pas. Il n'y a rien au-dessus des masses, et de la lutte
des classes. Il n'y a rien au-dessus.
- Et rien en
dehors ?
VICTOR. - Rien. Rien.
- Mais la jeunesse
a une envie de liberté, un désir de prendre tout
et tout de suite qui apparaît dans ses slogans, exemple
: " Jouir tout de suite et sans entraves " et qui semble
contraire à l'esprit de sacrifice demandé par les
maoïstes ?
VICTOR. - II faut distinguer le
rapport qu'a la jeunesse avec la notion de parti et le rapport
politique qu'entretient la jeunesse avec les autres couches de
la population.
C'est vrai que la
jeunesse reste marquée par la pratique révolutionnaire
de départ, en Mai 68, sa pratique anti-autoritaire.
Elle est donc assez
rebelle à la notion de parti.
Ce n'est pas le
plus grave dans la mesure où elle peut parfaitement s'organiser
indépendamment et sans que ce soit selon les normes de
parti, comme mouvement de masse ayant ses propres formes de vie
démocratique, ses propres formes d'organisation.
Seulement ce à
quoi renvoie cette rébellion contre le parti dans le domaine
de la mentalité, de la conception politique, est beaucoup
plus grave.
C'est là,
la difficulté principale qui renvoie à une méconnaissance,
assez grande encore, dans la jeunesse des contraintes du combat
révolutionnaire d'ensemble.
Une méconnaissance
de la politique à avoir vis-à-vis des autres catégories
de la population et vis-à-vis de la politique du gouvernement
qui tend à diviser les catégories de la population
les unes par rapport aux autres.
Il y a effectivement
une série de contradictions au sein du peuple provoquées
par les initiatives de la jeunesse - il y a des contradictions
au sein du peuple, de toutes manières, provoquées
aussi bien par les initiatives ouvrières, par les initiatives
des paysans ou des petits commerçants - le fond de la
politique révolutionnaire, c'est de résoudre ces
contradictions au sein du peuple de même que le fond de
la politique contre-révolutionnaire, de la politique gouvernementale
c'est d'exploiter ces contradictions au sein du peuple pour avoir
en face de lui un front dispersé, divisé.
La jeunesse doit
comprendre qu'un certain nombre de ses initiatives qui choquent,
ne sont pas forcément des initiatives à 100 % justes,
et que ce n'est pas parce que ce sont des initiatives qui correspondent
à quelque chose d'assez profond dans la jeunesse que prises
telles quelles, elles ne présentent pas des aspects négatifs
dans la mesure où elles ne sont pas comprises, pas intégrées
dans les aspirations des autres couches populaires.
Il est capital d'aider
la jeunesse à comprendre ce point politique déterminant
: savoir résoudre les contradictions au sein du peuple.
C'est essentiellement
par la progression dans ce domaine qu'il y aura par voie de conséquence
une progression sur la question des formes d'organisation propres
à la jeunesse.
Alors comment faire
pour qu'il y ait dans la jeunesse, une conscience politique concernant
les contradictions au sein du peuple?
Il y a plusieurs
moyens.
Il faut, de toute
façon, de la patience parce qu'il faut mettre en uvre
des moyens différents.
Le premier moyen,
pour les militants qui sont convaincus de la nécessité
de cette unité populaire, est de ne pas se couper de la
masse des jeunes.
C'est une manière
erronée de résoudre les contradictions au sein
du peuple que d'éliminer un de ses aspects.
C'est éliminer
un de ses aspects que de se couper de la masse de la jeunesse.
Il faut donc unir
la masse de la jeunesse, à la niasse des autres couches
populaires.
Il faut que les
militants qui travaillent dans la jeunesse soient des jeunes,
dans les lycées, dans les C.E.T., parmi les jeunes de
banlieue, qu'ils aient un style de vie qui ne les coupe pas de
la jeunesse.
Le principal danger
dans ce domaine-là, c'est le professionnalisme.
Pas tellement en
jouant aux adultes face aux jeunes - ils ne le peuvent pas puisqu'ils
sont eux aussi des jeunes, et partagent d'une certaine manière
leurs aspirations - mais en devenant des professionnels de la
politique, en ne sachant plus aller au bal avec les jeunes pour
prendre des exemples très caricaturaux.
Donc premier remède,
la liaison avec les niasses de jeunes.
Deuxième
moyen de remédier à une situation qui n'est pas
totalement saine : aider les jeunes à toucher du doigt
les contradictions au sein du peuple et les mécanismes
par lesquels le gouvernement, les contre-révolutionnaires
se servent de ces contradictions au sein du peuple pour enrayer
les progrès de la révolution idéologique
en France.
Exemple : les aider
à lutter contre les provocations dans les manifestations.
Débattre
de la question du pillage d'un café sous prétexte
que le café est tenu par un réactionnaire.
On leur apprend
que ce patron de café est peut-être réactionnaire
mais qu'il y aura des dizaines d'autres milliers de patrons de
cafés et de petits commerçants qui ne sont pas
sensés savoir que c'est un réactionnaire et que
France-Soir ne va pas leur dire que c'est un patron de café
réactionnaire...
Il faut éduquer
les jeunes un peu dans cet esprit-là, qu'ils comprennent
que le tout n'est pas seulement de suivre ses impulsions, point
à la ligne.
Un exemple plus
significatif encore : les samedis du quartier Latin en mai-juin
71.
Tous les jeunes
ont été extrêmement concernés par
cette provocation au quartier Latin.
Ils ont touché
du doigt le mécanisme par lequel les flics ont singé
les jeunes sous leurs aspects négatifs et en quoi ça
pouvait servir les intérêts réactionnaires,
mais la provocation était plus ou moins éventée.
Le plus important
encore, pour leur faire toucher du doigt les contradictions au
sein du peuple, est de les mettre en contact direct avec les
autres catégories de la population.
C'est le cas dans
les " longues marches ", quand les jeunes vont chez
les paysans et sont obligés de mettre à l'épreuve
leurs notions immédiates, leurs aspirations immédiates,
aussi bien sur la famille, les relations sexuelles, le bonheur,
l'absence de contraintes, etc.
Quand ils sont avec
des paysans et qu'ils les respectent - parce que s'ils les méprisent,
ça ne marche pas - ils sont obligés de dialectiser
un peu leurs notions immédiates, de voir que s'il y a
des éléments vrais dans leur lutte contre la famille,
il faut aussi qu'ils tiennent compte des rapports des autres
couches avec la famille.
Leurs idées
et les idées des paysans entreront alors en conflit mais
en conflit progressiste.
Il y a un moment
où la jeunesse a besoin de se regrouper en des mouvements
propres, pour développer son essor propre, en tant que
force sociale en France, dont le rôle est important pour
la transformation des relations sociales et pour le processus
révolutionnaire mais il faut que la jeunesse se ramifie,
tisse des liens avec les autres catégories de la population
pour que précisément son essor ne soit pas immédiatement
encerclé par le pouvoir utilisant les ignorances, les
préjugés, etc. ou même les idées justes
d'autres catégories de la population, pour coincer la
jeunesse.
Donc, on n'est pas
contre l'idée des Palavas, on est contre une organisation
de la jeunesse qui ferait des Palavas tout le temps.
On n'est pas contre
les communautés, contre les expériences de collectivisme
au sein de la jeunesse, même maintenant.
Il ne faut pas attendre
la prise du pouvoir central pour tenter des transformations des
relations sociales, mais nous sommes contre les communautés
hors du temps et de l'espace qui sont une fuite devant les exigences
du combat révolutionnaire.
Chou En-laï
a dit justement cette année une phrase fantastique : "
Les jeunes ont raison de vouloir le bonheur, mais ils comprendront
par expérience qu'il ne peut pas y avoir de bonheur si
ce n'est pas voulu par la majorité de la population. "
Voilà les
deux éléments fondamentaux : c'est juste de vouloir
le bonheur mais encore faut-il l'atteindre.
D'ailleurs les communautés,
aux États-Unis ou en France, s'aperçoivent vite,
qu'on ne peut pas saisir le bonheur, en petits groupes fermés,
face aux sollicitations des mouvements de l'ensemble de la population.
Troisième
remède : il faut absolument que les militants adhèrent
à cette politique d'unité populaire, n'hésitent
pas, au sein de la masse des jeunes, à développer
la lutte contre les idées erronées : celles qui
exaltent l'égoïsme de chaque couche et qui s'opposent
à la lutte pour la résolution des contradictions
au sein du peuple.
Cette lutte idéologique
exige qu'on rejette un certain suivisme par rapport à
des courants de masse dans la jeunesse.
Il faut avoir le
courage de parler des aspects négatifs de la drogue.
Il faut avoir le
courage de dire aux jeunes que ceux qui pensent s'émanciper
alors que la masse des Français sont des cons, ont des
positions erronées.
Il faut mener la
lutte énergiquement contre ces idées-là.
Les moyens fondamentaux
pour que la jeunesse progresse, c'est qu'elle rejette sa réticence
actuelle à la notion de parti et à la notion d'unité
populaire mais on n'importera pas la politique de l'unité
populaire, de l'extérieur dans la jeunesse.
On ne peut qu'aider
la jeunesse, par sa propre expérience, à élargir
son point de vue, à rejeter donc ce qui est étroit,
voire franchement égoïste, voire franchement réactionnaire
pour suivre un courant de progrès, le courant vers l'unité
populaire.
- N'est-ce pas
imposer une ligne plutôt que de la définir avec
les masses?
VICTOR. - C'est un reproche qui
n'est pas fondé sur la réalité. On est aussi
capable que n'importe quel groupe politique - force politique
traditionnelle ou groupuscule - de définir une ligne politique,
de faire comme on dit, un programme de gouvernement ou de transition.
Mobiliser des architectes,
des ingénieurs, pour dessiner les plans de la société
future et les moyens d'y parvenir, c'est vraiment à la
portée de tout le monde.
C'est précisément
cette conception-là, de la ligne politique que nous rejetons
catégoriquement.
Nous ne pensons
pas que les masses ont besoin pour s'émanciper d'adhérer
à un programme que les représentants politiques
fabriqueraient en dehors d'elles.
Nous pensons que
progressivement à partir de leurs expériences propres,
nous devons aider les masses à dégager ce qui est
essentiel, ce qui a valeur générale, universelle.
En clair l'élaboration
du programme, qui est une préoccupation centrale pour
nous communistes, du programme du pouvoir c'est-à-dire
du programme qui marquera que nous sommes une force candidate
au pouvoir, comme toute force politique digne de ce nom, donc,
la manière dont on élaborera ce programme, en multipliant
les programmes particuliers de lutte, en commençant par
les programmes particuliers d'ateliers, un programme fait avec
les ouvriers dans les mines ou les chantiers de bâtiments
pour imposer la sécurité du travail, me paraît
bien plus important que cent cinquante pages rédigées
par les ingénieurs à la sécurité,
fussent-ils du parti socialiste.
Multipliant ces
programmes particuliers sur les différents aspects de
la condition ouvrière, de la condition populaire, il y
aura une base matérielle expérimentale issue vraiment
de la volonté immédiate des masses.
Il faudra alors
faire un travail de systématisation, traduit d'abord sous
forme de thèses qui seront renvoyées aux masses,
discutées par les masses, puis élaborées
de manière définitive sous la forme d'une petite
brochure de plusieurs pages avec les différents objectifs,
les moyens d'y parvenir, etc., le programme enfin : le programme
général des communistes en France.
C'est d'ailleurs
pourquoi ce n'est pas à nous de décider de faire
le programme.
Nous pouvons juste
décider d'aider les masses à multiplier les embryons
de programme particulier.
On voit bien là
qu'il y a un rapport entre nos efforts et les idées produites
par les masses elles-mêmes mais ce n'est pas parce qu'on
aura décidé de faire le programme qu'il sera fait,
du moins le programme tel qu'on l'entend et nous pensons qu'on
l'entend de la seule manière qui vaille, dans la mesure
où, pour nous, le tout n'est pas de prendre le pouvoir
et surtout pas n'importe quel pouvoir.
A partir de l'expérience
des pays socialistes qui ont dégénéré,
la question essentielle reste le caractère de masse, le
caractère populaire du pouvoir pris.
Essentiel donc,
que le programme concret de construction du pouvoir populaire,
de la société qui sera édifiée à
partir de la construction de ce pouvoir populaire, soit vraiment
lié à la mobilisation politique des travailleurs
eux-mêmes.
On ne pense pas
que si grâce à une conjoncture un peu exceptionnelle,
crise, etc., une minorité ayant sa propre théorie
prenait le pouvoir et adoptait un certain nombre de décrets
qui transforment les rapports de propriété en France,
ce serait le socialisme.
Pour les masses
qui ont été marquées par l'expérience
des pays de l'Est et en particulier pour l'Union soviétique,
c'est zéro.
A juste titre, parce
qu'on ne crève pas pour avoir un régime à
la polonaise ou à la russe.
Donc en apparence,
nous sommes ce en retard " par rapport au programme de gouvernement
du P.C.F., en apparence seulement.
Le programme du
P.C.F. est juste fait pour préparer les élections
législatives. Ce qui est parfaitement vrai c'est qu'il
faut faire ce programme.
On n'est pas du
tout contre l'idée d'élaborer une ligne politique,
on dit simplement qu'elle doit avoir un caractère de masse.
Les masses doivent
lire le projet de socialisme qu'elles pratiquent de manière
embryonnaire, même de manière utopique, à
partir de leur lutte.
Ça, on y
tient comme à la prunelle de nos yeux.
Cela dit, tout ça
s'inscrit dans une série d'organisations.
Pour faire un programme
particulier d'atelier, on a besoin d'une organisation de masse
dans l'atelier.
On ne peut évidemment
pas faire un programme sur la sécurité, en voyant
ce qui ne va pas dans l'atelier et en le rédigeant.
On est obligé
d'enquêter, donc d'écouter les masses, de voir quelles
sont leurs principales préoccupations.
Et à ce moment-là,
on peut, avec deux trois gars, rédiger un petit quelque
chose, un petit projet que l'on soumet autour de soi.
Alors on a les premières
réactions et on fait un projet plus définitif,
qui donne par exemple le programme particulier sur la sécurité
du travail dans le chantier Maine-Montparnasse.
On multiplie ça
par dix, quinze, vingt et on a déjà une base expérimentale
sur la sécurité du travail.
Pareil pour les
cadences, pareil pour le système répressif à
l'intérieur des boîtes.
Pareil pour les
salaires, le système de rémunération, la
hiérarchie...
- Les masses
n'ont-elles pas besoin d'un projet plus global?
VICTOR. - Oui, bien sûr, là
c'est une description analytique. Il n'y a pas seulement ce qui
se passe à l'intérieur de l'usine.
C'est aussi bien
la circulation automobile, le métro, la pollution, la
culture sous des aspects dits de " loisir ".
C'est vrai que la
lutte contre la hiérarchie, les salaires ou contre les
cadences est beaucoup plus riche que l'expérience de la
lutte contre la pollution ou même contre la circulation
automobile, mais il y a des éléments de projets
socialistes délivrés par des luttes, depuis Mai
68, sur à peu près tous les fronts de la vie sociale.
Partir d'en bas,
monter en haut, revenir en bas, pour élaborer le programme,
ne serait-ce que pour^pouvoir le diffuser.
Un programme qui
a été élaboré comme un tract par
des ouvriers est mieux diffusé, mieux expliqué,
donc devient une force matérielle beaucoup plus grande.
Les masses populaires
n'ont pas l'habitude de faire leur propre programme : elles ont
l'habitude des délégués, d'une institution
à laquelle on délègue son pouvoir d'expression
même si ce pouvoir d'expression est finalement mis au service
d'une autre classe et pas de la classe ouvrière qui a
délégué son pouvoir.
L'habitude n'est
pas prise dans les ateliers de faire des tracts, c'est une habitude
qui est simple à acquérir.
Les ouvriers, en
large majorité, écrivent facilement des tracts,
mais pour qu'il y ait cette initiative, il y a un travail à
faire.
De même il
est difficile que les masses ouvrières se réapproprient
la notion d'organisation. Elles en ont plein le dos de l'organisation
parce qu'elles ont été flouées. Ce sont
les ouvriers les plus courageux, les plus révolutionnaires,
qui ont donné vingt ans ou trente ans de leur vie à
travailler dans le P.C.F.
Ça marque,
et pas simplement au niveau des individus.
Au niveau de la
conscience collective de classe, il y a une sorte de méfiance
à l'égard de la possibilité d'une nouvelle
organisation qui serait cette fois-ci vraiment l'organisation
ouvrière dont on a besoin.
Pas mal de gens
s'impatientent parce qu'ils ne voient pas rapidement depuis Mai
68, une force nouvelle à la gauche du P.C.F.
Cela renvoie à
cette donnée objective que les masses ne sont pas des
moutons, pas des veaux.
Les masses auront
besoin de voir sur pièce comment s'édifie une organisation
nouvelle, en quoi son programme est radicalement nouveau, en
quoi les garanties démocratiques, prolétariennes
que donne cette organisation sont vraiment réelles avant
d'accorder pleinement leur adhésion et alors là
de se mobiliser par centaines de milliers d'hommes.
- Quelle est
la perspective immédiate de la lutte des maoïstes
en France?
VICTOR. - Notre plan d'action depuis
la rentrée 71 part de la donnée objective fondamentale
de la situation française : à savoir que l'état
de crise atteint par la société française
est tel, que celle-ci est à la merci d'une explosion qui
peut venir de n'importe quel aspect de la société
française, d'une lutte ouvrière - on était
à deux doigts d'un affrontement radical avec la grève
du métro, d'un scandale, type Rives-Henry, des retombées
de la crise de l'impérialisme à l'échelle
internationale sur la société française.
Hier, Giscard d'Estaing
disait lui-même, en présentant le budget, qu'il
ne savait pas de quoi demain sera fait.
Pour une majorité
qui prétend s'appuyer sur l'instinct de sécurité
des Français, il est assez désastreux de reconnaître
que toute la politique actuelle est grevée d'une incertitude
et d'une insécurité fondamentales.
Partant de cette
donnée objective, nous pensons que le plus important est
d'être prêts pour une crise sociale ouverte quelque
forme qu'elle prenne, étant entendu que toute crise sociale
ouverte pose objectivement la question du pouvoir.
Nous devons être
prêts à proposer des solutions à la crise
sociale qui peut survenir du jour au lendemain, même si
ce n'est pas demain que les forces populaires autonomes prendront
le' pouvoir.
En d'autres termes,
nous pensons que les exigences de programme, dont on parlait
tout à l'heure, sont des exigences vitales.
Bien que l'explosion
ne présentera pas la même forme que Mai 68, n'aura
pas ni ce degré de surprise, ni de précipitation,
ni de généralité, on ne veut pas se retrouver
dans une situation comme en Mai 68 où on est tout désarmés
quand la question du pouvoir est objectivement posée comme
elle l'a été, à partir du 24 mai 68.
On était
incapables d'articuler le moindre mot, sinon " Ce serait
bien de prendre le pouvoir " ou " Le pouvoir est à
prendre " qui ne sont pas des mots d'ordre pouvant rallier
des millions de Français.
Ce programme général
des communistes, à partir des méthodes que j'ai
explicitées, doit être pris en charge par une nouvelle
organisation qui mettra fin à la phase de dissolution
de la Gauche Prolétarienne et sera capable de prendre
des initiatives tactiques qui ne soient pas simplement une agitation.
L'année qui
s'ouvre verra une série de nouvelles initiatives tactiques
sur tous les fronts de la vie sociale, certains qui ont déjà
été ouverts l'an dernier, comme la défense
des libertés qui reste une partie fondamentale de notre
programme d'action immédiate.
Comme la vie chère
ou le chômage, parce que c'est une des préoccupations
les plus graves pour la population à l'heure actuelle.
A travers ces initiatives
tactiques sera tracée systématiquement et progressivement
la perspective stratégique, c'est-à-dire le programme
général des communistes qui coordonnera la signification
politique de toutes ces initiatives et expliquera aux masses
comment à partir des différentes expériences,
il y a des objectifs d'ensemble qui se dégagent clairement
et des moyens pour atteindre ces objectifs.
Le programme général
des communistes a pour fonction de mettre noir sur blanc ce qui
n'est jamais qu'en germe ou en puissance dans les différentes
luttes immédiates.
- Dans ce projet
de prise du pouvoir, le terme de " mao " dont vous
vous servez n'est-il pas mauvais?
VICTOR. - Si, sûrement. La
question de notre dénomination se pose à différents
titres.
D'abord, est-ce
que l'organisation qui va naître sera appelée parti?
Nous n'allons pas
attendre d'être un puissant parti reconnu par les larges
masses de tout le pays pour choisir le terme "parti".
Si on pense que
l'instrument qu'on va construire est relativement adapté
à la situation nouvelle, que tout un ensemble d'indices
objectifs l'attestent et qu'il correspond au point de vue, non
seulement des militants mais des masses directement mobilisées,
alors incontestablement on choisira le terme " parti ".
C'est une des questions
qui sera en discussion dans nos rangs.
Et enfin, la question
du nom de ce parti.
Reprendra-t-on le
terme " communiste " dans la mesure où il est
assez dévalué pour une partie des masses, vu ce
qu'en a fait le parti de Marchais, mais vraisemblablement, on
le gardera parce que ce n'est pas un mot qu'on abandonnera aux
salopards.
" Mao ",
ce maoïste ", " marxiste ", " léniniste
", toutes ces questions doivent être revues.
On n'a aucune position
pour le moment, sauf qu'on constate que, de fait, ce mao "
c'est chinois, et que de plus les Chinois n'apprécient
pas tellement le terme ce mao ".
Enfin, ils ne comprennent
pas comment, ça peut être utilisé en France.
Donc, aussi bien
du point de vue des Jarges masses en France que même du.
point de vue des Chinois qui ont quand même leur mot à
dire sinon en France, du moins leur mot à dire sur la
révolution mondiale et l'usage même du terme ce
mao " ou ce maoïsme ", il y a quelque chose à
changer incontestablement dans notre dénomination actuelle.
- La fin de cette
appellation marquera donc une nouvelle étape?
VICTOR. - C'est parce qu'une étape
sera dépassée qu'il faudra de nouveaux mots.
Février,
avril, novembre 1971.
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