Quelle sociologie
du travail dans les pays " post-industriels "?
Quest-ce que la société des 2/3?
Article
paru dans Front Social
Sintéresser à la question dune sociologie
du travail dans le monde industriel contemporain, cest
évidemment, à moins que lon ne compte se
leurrer soi-même, et les autres par la même occasion,
réfléchir à une contribution et non pas
à une définition absolue dune typologie du
travail.
Sintéresser à
la notion de " travail " ce nest en effet pas
formuler la condition matérielle immédiate dans
laquelle se déroule le processus de production.
Engels la fait dans une fameuse
étude sur les conditions de travail de la classe laborieuse
en Angleterre; Robert Linhart en a saisi les instants dans "
létabli ".
Il ne sagit pas non plus de
nous de rechercher les modalités de développement
historique du travail.
Marx, dans ses fameux manuscrits
économico-philosophiques, a parfaitement montré
limportance philosophique, économique et politique
de ce cheminement long qui va de la soumission de la nature à,
nous lespérons encore, lasservissement du
travail et sa transformation en libre-activité créatrice.
Résumons tout de foi succinctement
sa pensée, car elle nous sera plus que féconde
pour saisir le mouvement du travail dans les sociétés
contemporaines.
Pour Marx " cest justement
en façonnant le monde des objets que lhomme se révèle
réellement comme un être générique
[au sens dexistant pour lui-même].
Sa production, cest sa vie
générique créatrice.
Par elle, la nature apparaît
comme son oeuvre et sa réalité.
Cest pourquoi lobjet
du travail est lobjectivation de la vie générique
de lhomme car il ne sy dédouble pas idéalement,
dans la conscience, mais réellement, comme créateur.
Il se contemple lui-même dans un monde quil a lui-même
crée " (manuscrits de 1844 donc).
Le jeune Marx avait ressenti de
manière philosophique le rôle du travail dans lhistoire;
nous nous intéresserons avec le Marx de la maturité,
du Capital, au travail en tant que moteur du procès productif
des sociétés caractérisées par lindustrie.
Limportance de celle-ci, ou
sa soi-disante non-importance, est secondaire, car ce que Marx
a démontré cest que le travail est le pendant
obligatoire du capital, sa condition sine qua non; de même
que le travail prend une forme bien spécifique à
cause du Capital.
Nous devons en effet considérer
que " les rapports sociaux suivant lesquels les individus
produisent, les rapports sociaux de production, changent, se
transforment avec la modification et les développement
des moyens de production matériels, des forces de production.
Dans leur totalité, les rapports
de production forment ce quon appelle les rapports sociaux,
la société, et, notamment, une société
à un stade de développement historique déterminé,
une société à caractère distinctif
original ".
Limportance du travail ne
doit pas être considérée statiquement; il
nest possible den saisir la nature que dans le cadre
extrêmement précis de la réalité productive.
Pour autant il sagit bien
de sapercevoir ici quil existe un rapport dialectique
du travail au capital, compris à travers un processus
démancipation.
Cela serait en effet effectuer une
réduction objectivante du procès productif que
de limiter le travail au statut de facteur productif posé
à côté du capital -même si soi-disant
productif, et régresser le rang du travailleur à
celui de réformiste statutaire exigeant la cession du
contrôle capitaliste du cycle de production (au profit
du syndicat le plus souvent dans ce type danalyse, ou bien
encore à lEtat).
De lautre côté,
il ne serait être possible dexpliquer la forme travail
existante en cas doubli des nécessités impératives
des phases à lintérieur des cycles productifs.
Le travail étant effectué
par une classe, il sagit ici de voir que cette classe nest
pas uniforme mais se modifie en fonction des readéquations
de la production à laccumulation du capital, et
que son existence matérielle, qui nest pas sans
conséquence psychologique, dépend de cette réalité.
Si nous nous attachons ici à
un exemple pratique nous constaterons que le fordisme a été
un cycle daccumulation caractérisée par lintensivité,
et quau sein de ce processus il est par exemple impossible
de considérer la classe de manière unitaire.
Il faut attendre que la structuration
de la classe - en fonction de laccumulation élargie
du capital - ait atteint sa maturité pour que la classe
se reforme au niveau dentité pour soi, même
si ayant toujours existé en soi.
La destruction des lieux de travail,
de vie, qui étaient eux-mêmes conditionnés
par la production, montre par ailleurs que le travail touche
lensemble de la vie de la classe dépendante de labsence
de planification organisée du travail au profit de rythmes
accélérés et productivistes totalement essentiels
au Capital.
Si nous voulons par ailleurs préciser
la notion de travail au sein du capitalisme, nous devons expliquer
et caractériser le phénomène voulant quune
partie toujours plus grande du capital accumulé se dirige
non pas vers le procès productif direct mais au contraire
dans la sphère monétaire, fait essentiel de laccroissement
in se du Capital que Marx a qualifié de " surproduction
absolue du Capital ".
Nous nous devons de remarquer que
le travail, au sein du procès densemble de la production
capitaliste, se distingue dans ses termes des forces productives,
parce quil en est justement une modalité.
Chercher à définir
le travail qui est la source de la richesse productive des sociétés
industrielles cest ainsi, daprès lensemble
des remarques que nous avons formulé ici, constater que
celui-ci est élément du processus général
de formation des marchandises, cest-à-dire de la
production, et quen tant que tel, il est sujet à
des structurations internes dépendant du mouvement du
capital, ce dernier mouvement étant à comprendre
comme lévolution toujours croissante de laccumulation
du capital.
Définir le travail ce nest
donc pas le considérer comme constructif de la plus-value,
même si cela est juste. Une telle compréhension
nous empêcherait de saisir le travail comme élément-chaîne
de la formation du capital, de lexistence même de
la société capitaliste.
Paradoxe?
Non, simple passage du travail comme
particularité locale de milliards de personnes sur la
terre à lanalyse logique et organisée du
travail comme moteur des changements possibles des sociétés.
Le travail est modifié par la mise en valeur permanente
du capital, la structure capitaliste nest jamais remise
en cause dans ses fondements mais dans ses modalités.
Ceci expliquant par ailleurs lensemble
des échecs des mouvements ouvriers en Europe, foyer et
point de départ de laccumulation du Capital; et
la mondialisation nétant par ailleurs que la généralisation
définitive des rapports sociaux actuels, ou plus exactement
leur adéquation internationale, de telle manière
que le Capital soit véritablement et uniquement transnationale
(tout au moins dans les zones dominantes en concurrence: Japon-Chine,
USA-ALENA, Europe-CE et politique).
Selon donc ces différents
points théoriques que nous avons vu, le travail ne peut
être saisi dans lanalyse que par une vision globale
des rapports de production, et du rythme interne à celle-ci.
Tout autant que le Capital subit
dans son processus dautovalorisation par lintermédiaire
du travail des séquelles, des pertes et des destructions
de par son statut de créateur de crises cycliques de surproduction
de capital et de marchandises, le travail est un élément
potentiellement autonome mais subissant le contre-coup général
de ce procès.
Il faut également remarquer
lémergence dune société des
2/3 dans les sociétés post-industrielles, donnant
la connaissance du monde du travail encore plus importante de
par sa complexité.
Laccroissement formidable
de la nécessité de gestion des activités
des individus, au niveau du travail comme des loisirs, a amené
en France dans les années 90 un immense besoin de clarification
des rapports entre le (soi-disant) " citoyen " et la
" communauté ", et plus globalement " lEtat
" lui-même.
Au renforcement de la centralisation
administrative de lEtat-providence succède une politique
de responsabilité à décharge obligeant une
réadéquation forcée des liens sociaux et
individuels.
Cela signifie concrétement
que lensemble des appareils de régulation de la
tension sociale ont été corrigé, revu dans
le cadre de sociétés hautement policées
et pacifiées, mais subissant de perpétuelles pertes
de légitimité, à linstar des systèmes
politiques socialistes de lancien bloc soviétique.
De fait, il est aisé de constater
que des pans entiers des sociétés occidentales
sont déconnectés; les classes moyennes, jadis en
pleine expansion et choyées pour leur influence grandissante,
sont poussées à des réactions politiques
aussi brutales que leur perte de statut social.
A côté de cela se forme
une catégorie sociale marginalisée, dépossédée,
qui échappe au discours populaire classique et soriente
dans un repli politique, économique et culturel vis-à-vis
de la société.
Les syndicats, qui auparavant jouaient
le rôle de filet social, sont dépassés par
lampleur de la crise économico-social en raison
de leur conception du partenariat social qui répondait
à des besoins totalement différent du capitalisme
des années 50/60.
LEtat, et cest ainsi
quil faut comprendre la victoire de Lionel Jospin et plus
globalement de lensemble de la gauche en 1997, se voit
donc confronter à la nécessité de soccuper
toujours plus de rattraper les " exclus ", de réparer
les dégâts causés au tissu social par lintensification
capitaliste de la gestion de la société.
Les projets de " soutien "
aux classes défavorisées sexpliquent par
la reconquête culturelle et économique des exclus
en replaçant ceux-ci au sein du système de consommation.
Il sagit bien ici dun projet hégémonique
visant à lintégration de classes exclues
du capitalisme à tous les niveaux.
De fait, si nous voulons comprendre
lessence du mouvement social et ce rôle que joue
lEtat - qui nest plus lEtat-providence mais
un Etat dintervention sociale durgence - nous devons
nous pencher sur la question du fordisme et du type de capitalisation
effectuée au sein de la société.
Ce qui est caractéristique
du passage au modèle fordiste daccumulation (du
capital), cest que la phase extensive de la production
de plus-value cède la place à la phase intensive.
Dans la phase extensive le capital laissait globalement tranquille
les relations sociales, les formes de vie usuelles, le type de
consommation; à lopposé la donnée
" force de travail " joue un rôle fondamental
dans la phase intensive.
Le fordisme signifie concrétement
lintégration de la force de travail dans lorganisation
directe de la production, et sa reproduction. Nous avons vu cela
dans notre questionnement quant à une sociologie du travail.
Mais quest-ce à dire
ici?
Nous avons un processus de travail
se taylorisant, se mécanisant, détruisant sur son
passage les anciennes formes sociales propres à la phase
précèdente, extensive.
Le taylorisme signifie laccentuation
du dégraissage, du nettoyage des structures productives,
augmentant son taux de profit par la baisse du coût du
travail (le salaire donc), par la formation dun nouveau
mode de gestion de la production, où la force de travail
est une donnée intégrée.
Dans les sociétés
contemporaines la reproduction de la force de travail est capitalisée,
intégrée au processus de reproduction de la société
capitaliste.
Cela signifie lintervention
forcée de lEtat - comme nous avons pu le constater
- afin de réorienter la machine économique et de
rattraper les " exclus " du cycle de reproduction capitaliste.
La vie même de la société
est capitalisée, parce que toutes ses formes dintervention
- politique, culturelle, etc.- dépendent du processus
de production. Ilsagit bien dun régne de la
marchandise.
La conséquence logique de
la destruction des tissus sociaux, des moyens classiques de communication
et daffirmation de son identité sociale (le Café
de quartier et sa disparition progressive forment un exemple
flagrant) est une méfiance fondamentale pour un Etat toujours
plus interventionniste, même si ne gérant plus directement
telle ou telle (grande) entreprise.
Cest-à-dire que "
cette extension croissante des stratégies dintervention
[de lEtat] na pas pour effet de restaurer des communautés
menacées mais au contraire, de détruire progressivement
le peu qui reste de domaines autonomes de la vie sociale encore
en état de fonctionner et ce quils ont de spécifique
dans leur mode dappréciation et dinterprétation
des phénomènes socio-culturels de même que
leurs techniques de résolution des conflits ".
Au profit dune société
où le taylorisme est accentué. La réduction
du temps de travail nest pas à comprendre différemment:
elle sintégre totalement dans laccélération
des cadences et la disparition progressive des classes sociales
productives au profit dune " force de travail "
entièrement neutralisée car dépendante organiquement
du capital.
Et dautant plus dépendante
que le temps libre permettra la consommation, comme lappellent
constamment les normes sociales dominantes.
Létatisation de la
société, le corporatisme, dun côté,
et la capitalisation des formes de vie pratique, ainsi que dune
partie toujours plus grande de la classe laborieuse à
travers le processus fordiste de lautre, amène une
désintégration sociale prononcée.
Celle-ci modifie radicalement les
conditions de développement des mouvements sociaux, poussent
les gens à la concurrence, à lindividualisme,
à la mobilité. Cest toute la base sociale
et culturelle du prolétariat -au sens classique du terme
pour ainsi dire- que la société capitaliste a évacué.
Il est pourtant possible de constater,
avec lintensification des rapports de production, une plus
nette polarisation, au moins technique, entre le capital et le
travail.
La normalité consiste de
manière toujours plus évidente en la dépendance
vis-à-vis du salaire; lagglomération urbaine
est de plus en plus caractérisée par une situation
à laméricaine, cest-à-dire par
une division sociale stricte (même si à linverse
des USA puisque les pauvres sont exclus du centre-ville, voire
dun simple droit à la ville).
La culture de masse, les normes
générales qui sont toutes gagnées à
la consommation, enfin la standardisation du quotidien font que
les marchandises amènent avec elle non seulement des critères
dutilisation (mode pour les habits, technique toujours
plus poussée pour linformatique alors que la grande
majorité nutilise pas la moitié des possibilités)
mais également des modèles de relations sociales.
La réalité sociale passe par la marchandise.
Les besoins de consommation formés
passent par des médiations très précises,
de performance et de proposition de la marchandise.
La dimension humaine, lespace-temps
de lêtre humain, est entièrement fonctionnalisé.
La production de masse tayloriste
forme un individu de masse standardisé, non pas selon
un standard général, mais selon le principe de
la standardisation.
La multiplicité des genres
répond au principe universel du genre de la consommation.
Les sous-groupes identitaires, quils soient au niveau de
la production (classes sociales) ou au niveau des loisirs (punks,
amateurs de musique classique, etc.), sont tous éléments
de la chaîne production-consommation.
En fuite devant la vie, aliéné
et en perpétuelle recherche de lui-même (la contradiction
nest quapparente), lindividu se tourne vers
des mouvements sociaux porteurs de redéfinition des espaces
sociaux, selon des critères qui lui sont familiers.
En Allemagne, " le mouvement
alternatif tente ainsi de trouver une réponse à
la crise existentielle de la nouvelle gauche à propos
du problème de lintégration [dans les institutions]
et de la répression [de la part de lEtat], en essayant
de se forger sa propre identité sociale dont le noyau
est constitué dune qualité de besoins historiquement
nouveaux que le capitalisme tardif a lui-même déjà
contribué à produire ".
La société de la crise
contemporaine est, suivant ces points précis que nous
venons de développer, une société des 2/3,
où 1/3 des gens profite encore globalement du développement
économique capitaliste général (et désormais
universel), où un second 1/3 est encore intégré
à la société par son statut de salarié
et sa culture non liée à la précarité,
contrairement au dernier 1/3, exclu à tous les niveaux,
et formant une immense annexe de la société capitaliste.
Cette société des
2/3 ne posséde pas de stabilité parce que chaque
1/3 va dans une direction opposée. Le premier 1/3 - la
société bourgeoise classique - est pour un non-changement
structurel, dont Edouard Balladur ou Alain Madelin sont des représentants
patentés.
Ce " non-changement "
doit être relativisé, car il faut bien remarquer
que les impératifs capitalistes exigent des changements
fonctionnels dans les rapports sociaux. On peut qualifier cette
dynamique de " libérale-démocratique ".
Le second 1/3 est pour sa part "
conservateur ", puisquil est pour conserver la paix
sociale et lEtat-providence. Le mouvement de décembre
1995 a été exprimé par ce courant "
social-conservateur ", qui a le soutien de la CGT, du PCF
et de lextrême-gauche en général, des
classes populaires. Le courant chiraquien qui sest développé
autour de lélection présidentielle est à
saisir dans ce contexte précis de renforcement de ce "
1/3 " de la société.
Enfin, pour parler du dernier 1/3,
qui nexiste pas de manière aussi " officielle
" quen Allemagne ou en Italie, où il sest
développé dès la fin des années 70,
nous ne pouvons que répéter les caractères
fondamentaux dasocialité de ces classes sociales,
lumpenproletariat moderne.
Lumpenproletariat qui ne se vend
pas pour survivre, mais pour jouer son argent, posséder
des consoles de jeux vidéos, aller dans les discothèques
de masse (la défense par le président Chirac de
lentrée de tous les jeunes, y compris de couleur,
au " métropolis ", une boîte de banlieue,
exemple typique dans le genre, est révélateur),
écouter de la musique proposée par les majors (les
5 grandes maisons de disque mondiales), en bref, consommer pour
sacheter une identité.
Il sagit ici de la barbarie
dont parlait Marx en cas déchec du socialisme.
Face à cela, une nouvelle
stratégie est nécessaire.
Ainsi " une partie de la Nouvelle
Gauche en République Fédérale dAllemagne
a réagi au phénomène du chômage à
un certain moment par une critique du travail salarié
tout court.
Léloge de la paresse
fut opposé aux valeurs laborieuses quon vous avait
inculquées dans votre éducation, aux sales besognes,
au travail aliéné et sous-payé. La devise
du Non-travail ne signifiait pas seulement un refus
de certains emplois mais de tout travail salarié ".
La critique du travail salarié
a été la grande nouveauté des années
60/70. Partie de critiques effectuées par des techniciens
du travail, cette critique est, après léchec
général du mouvement révolutionnaire européen
des années 60/70, défendue jusquà
aujourdhui non pas par des groupes politiques, mais par
des couches sociales en rupture de banc avec la société.
Cette nouvelle marginalité,
semi-criminelle, défend une attitude " comportamentiste
", consistant en lexaltation de comportements sattaquant
au travail salarié, et consistant en pratique en une acceptation
de travaux marginaux créatifs (par exemple, produire des
cassettes, des journaux; créer des circuits alternatifs...
Il va de soi que cette " pratique
" sociale nest pas révolutionnaire en soi,
parce que produite par le système ou plus exactement par
sa crise.
Mais elle est un fait majeur que
les révolutionnaires daujourdhui doivent prendre
en compte; elle consiste en un facteur dinstabilité
trés pratique dans un système menant une contre-révolution
préventive empêchant une progression révolutionnaire
(au niveau de lorganisation, de la théorie, de la
pratique...).
Une pratique anti-étatique,
si elle passe de la révolte individuelle à la lutte
collective contre le capitalisme, est un grand facteur de progrès.
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