par Daniel Guérin (une approche objective)
Paru dans FRONT SOCIAL n°8
[Daniel Guérin a été un militant communiste libertaire tentant de synthétiser marxisme et anarchisme.
Si en tant que maoïstes nous ne sommes pas d'accord avec lui, depuis nos ancêtres du groupe "vive la révolution" qui produisait "ce que nous voulons: tout!", nous savons que la lutte des "minorités" pour leurs droits est fondamentale. Guérin, qui a également soutenu les prisonnierEs de la RAF, a été une figure de la scène gaie, et ce texte est très intéressant, montrant l'homophobie existant dans la "gauche" par exemple.
Ce vieux texte était lié à un autre texte, plus court, intitulé "approche subjective"]
1.Question de définition
Commençons par mettre au point une question de vocabulaire. Que faut-il entendre par le mot homosexualité? Quel contenu doit-on donner au mot Révolution?
Le premier de ces termes est lourd et laid. Il a été fabriqué, à la fin du XIXème siècle, par la sexologie germanique. Il désigne lintérêt quun être humain (masculin ou féminin) porte à une personne du même sexe. (Je ne traiterai que de lhomosexualité masculine, connaissant mal, et pour cause, lhomosexualité féminine).
Ceci posé, nous restons encore dans le vague. Car ce penchant peut se manifester de toutes sortes de façon: désincarné, sublimé, ou furieusement physique.
Entre mâles, il peut sadresser à des adolescents, à des hommes faits, voire à des enfants, à des minets comme à des athlètes, à des androgynes fluets ou à des hercules.
Il arrive quil penche vers le sadisme ou vers le masochisme, quil raffole du cuir ou du caoutchouc, que le tente tel ou tel fétiche, quil soit actif ou passif ou les deux tour à tour, quil ait une prédilection pour les imberbes ou pour les moustachus, les barbus, que la limite dâge de son partenaire soit plus ou moins élevée, que sa préférence aille aux dimensions du pénis ou à la dureté des muscles, quil affectionne la nudité ou préfère laccoutrement et, dans ce dernier cas, les frusques civiles ou luniforme, quil pratique la fidélité dans le couple ou le coup de foudre pour le premier venu, ou encore les deux à la fois.
Mais ces nuances ne sont relativement que vétilles. Beaucoup plus importante est la différence entre lhomosexuel exclusif et le bisexuel.
Le mot homosexualité ne devrait-il donc cerner quune minorité dindividus que les hasards de la vie, ou la répétition pavlovienne, ou encore le complexe de castration ont accoutumé à se détourner du sexe féminin?
Cest sans doute le verdict de la morale bourgeoise et chrétienne qui a conféré son caractère extensif et péjoratif à cette manière daimer.
Le mot devrait tomber en désuétude au fur et à mesure que disparaîtraient les lois homophobes, les préjugés à légard de la chose, enfin les foudres dune Eglise qui sobstine dautant plus à vitupérer contre ce penchant que nombre de ses prêtres - et pour cause - sy adonnent ou tentent de sen défendre.
Mais nous verrons plus loin que la société bourgeoise, fondée sur la famille, ne renoncera pas si facilement à lun de ses derniers remparts.
Soupesons maintenant le mot Révolution. Le terme a été galvaudé. Jusquau fascisme qui a osé se prétendre " révolutionnaire ".
Nimporte quel tyranneau de pays sous-développé a le front de se targuer dun " Conseil de la révolution ".
Quant au bloc des pays de lEst, qui exercent une dictature impitoyable sur leur prolétariat et commettent limposture de nommer " socialisme " leur capitalisme dEtat, quant aux partis dits " communistes " qui se font les instruments serviles dun empire totalitaire, ils ne sauraient se faire passer pour révolutionnaires.
Mais le mot Révolution ne doit pas être banni pour autant. Il conserve un sens historique précis et irréfutable.
Il désigne le soulèvement des masses laborieuses opprimées et exploitées séculairement et leur effort dauto-affranchissement, en même temps quil marque la désaliénation de chaque individu.
Doù le rapport dialectique à établir entre les mots homosexualité et Révolution. Le présent cahier sy efforcera.
2. Sexualité et homosexualitéPour une claire et exacte compréhension du sujet que nous abordons maintenant, il faut se mettre bien dans la tête que lhomosexualité nest pas un phénomène à part, en quelque sorte spécialisé, mais une simple variante dune immense propriété de la nature animale et humaine: la sexualité.
Elle ne peut donc être comprise et décrite quà laide dune investigation globale sur le fonctionnement sexuel. Dans son rapport avec la Révolution, cest moins de lhomosexualité quil sagit, que de la sexualité tout court, de ce que Freud désigne sous le vocable de libido.
Le problème qui se pose à nous est donc celui de la compatibilité entre le libre exercice de linstinct sexuel et les contingences, les exigences de la lutte révolutionnaire. Baiser beaucoup, serait-ce nuire à laction révolutionnaire ou au contraire lexalter?
Nous nous trouvons ainsi projetés au coeur dun vieux débat entre militants révolutionnaires.
Les uns, comme Robespierre, comme Proudhon, comme Lénine, fondent lefficacité révolutionnaire sur la " vertu ", sur la continence et prétendent que lémission trop fréquente de sperme affaiblit, émascule la combativité des contestataires de lordre bourgeois.
Si nous voulions tirer à la ligne, nous pourrions multiplier les risibles citations de ces farouches gardiens des bonnes moeurs, jusquà supputer quils seraient peu doués sexuellement ou quil refouleraient daberrante façon leurs appétits charnels.
A leur encontre, dautres révolutionnaires soutiennent que lattrait de la volupté naffadit nullement lénergie du combattant révolutionnaire mais que bien au contraire lorgasme va de pair avec la furia militante.
Tel a été le point de vue affiché publiquement sur les murs de la Sorbonne par la juvénilité luxurieuse de mai 1968.
Bien entendu, il sagit ici, dans une certaine mesure, de cas individuels, le potentiel sexuel variant dun être à lautre, de zéro à linfini et certains échauffés étant vidés plus vite que dautres.
Tout est également question de proportion et de mesure. Samollir dans les délices de Capoue dune débauche débridée nest pas, de toute évidence, la meilleure préparation à laffrontement révolutionnaire. En sens contraire, une trop longue abstention des rapports physiques peut créer un état de tension nerveuse plus ou moins paralysante, donc peu propice aux audaces militantes. Ici la Révolution et le sport présentent des points communs. Un boxeur, un athlète, au sortit dune nuit prolongée damour, ne sont guère aptes à des uppercuts précis ou à des records chronométrés.
En revanche, un excès de chaste surentraînement peut faire du champion une lavette. Les managers le savent fort bien.
Que les managers de la lutte sociale veuillent bien sen inspirer.
Lhomosexualité reproduit les mêmes schèmes. Elle na jamais nui, quoi quen puissent dire certains tartufes de la lutte de classes, à lagressivité révolutionnaire, à condition de ne pas verser dans lexcès, dans les multiplicités de la drague.
Si elle est objet de certaines réticences de la part de quelques " guides " autoproclamés du prolétariat, cest pour une tout autre raison.
Ils craignent que la dissidence sexuelle, si elle se fait ostensible, ne discrédite leurs militants aux yeux des homophobes, voire quelle les rende passibles de chantages et autres avanies.
Mais ici nous mettons les pieds dans un autre domaine, celui du préjugé, du " tabou ", qui frappe encore aujourdhui, malgré les progrès accomplis, lensemble des homosexuels.
3.Un cas despèceJe ne saurais taire que dans ma recherche " objective " des rapports pouvant sétablir entre homosexualité et Révolution figure une part dexpérience personnelle.
Lors de mon entrée dans la lutte sociale, je me trouvais être à la fois homosexuel et révolutionnaire, sans dailleurs pouvoir distinguer nettement quelle pouvait être la part de lintellect (lectures, réflexions) et celle du sensible (attraction physique vers la classe ouvrière, révolte, rejet de mon ancien milieu bourgeois).
Toujours est-il que pendant de longues années je me suis senti comme coupé en deux, exprimant à voix haute mes nouvelles convictions militantes et, par force, me sentant contraint de cacher mes penchants intimes.
Les extraits décrits divers que lon trouvera dans la seconde partie du présent Cahier relatent, je crois, très exactement, cette dichotomie. Cruelle, car je suis par nature épris de franchise et extraverti. Je garde difficilement un secret. Je suis même bavard.
Me taire, me renfermer mest pénible. Avec des camarades à qui je portais de lamitié et avec lesquels je me trouvais en confiance, il me fallait trop souvent me mordre la lèvre pour ne pas maventurer dans une discussion sur la sexualité, encore moins défendre, même dune façon impersonnelle, une version non orthodoxe de lamour.
Il ma fallu attendre jusquen mai 68, cest-à-dire alors que javais dépassé la soixantaine, pour être délivré de cette lourde et quotidienne cachotterie.
Et ce nest que plus tard encore quil ma été donné par hasard de découvrir que tel compagnon de lutte révolutionnaire de mes débuts dans le mouvement, ne se complaisait quavec des garçons, avec ses propres élèves, sil était enseignant, avec de sémillants " ados " sil gambillait érotiquement avec eux aux week-ends de la revue Arcadie.
Au surplus, ma venue aux idées révolutionnaires avait été, pour une part plus ou moins large, le produit de mon homosexualité, qui avait fait de moi, de très bonne heure, un affranchi, un asocial, un révolté.
Dans mes essais autobiographiques, jai rapporté que mes convictions navaient pas tant été puisées dans les livres et les journaux révolutionnaires, bien que jen eusse absorbé des quantités énormes, que dans le contact physique, vestimentaire, fraternel, pour ne pas dire spirituel, dans la fréquentation des cadres de vie de la classe prolétaire.
Jai appris et découvert bien davantage chez tel marchand de vélos, avec sa clientèle de loubards, dans telle salle de boxe et de lutte libre du quartier de Ménilmontant.
Jai échangé plus de libres et enrichissants propos dans larrière-boutique fumeuse de tel petit " resto " ouvrier, peuplé de célibataires endurcis, que dans les appartements cossus des quelques anciens condisciples que je métais forcé de continuer à fréquenter.
Jai retrouvé dans les cris de révolte de Max Stirner, lorsque bien plus tard mest tombé sous la main LUnique et sa propriété, des fantasmes homosexuels proches de ce quavaient été les miens.
Il est à noter, pour ne rien omettre de mon parcours de toute une vie, que jamais, à aucun moment, de quelque façon que ce soit, lintensité, la multiplicité, la frénésie de mes aventures homosexuelles nont prévalu sur mon intense activité militante en vue de changer le monde, nont occulté ma détermination, mon obstination révolutionnaires.
Je le dis, non pour me vanter, mais parce que cest la stricte vérité. Par ailleurs cette concentration sur ce qui a été pour moi lessentiel ne ma pas empêché, bien sûr, de boire goulûment à dautres sources, de me griser de musique, de poésie, darts plastiques, de paysages et de voyages, bienfaisantes diversions qui détendent lesprit pour rendre plus apte ensuite, mieux disposé à poursuivre la lutte militante.
Dois-je ajouter, enfin, pour détromper les malveillants qui mettraient en doute ma sincérité révolutionnaire - du seul fait que me fascinent les atours des jeunes ouvriers - que dautres jeunes hommes, non moins attrayants, nont influencé en rien mon orientation sociale.
Ainsi les charmes des jeunes soldats ne mont pas rendu militariste mais, tout au contraire, antimilitariste.
De même, la virilité, le harnachement des jeunes nazis, auxquels, certes, je nai pas été insensible, nont pas fait de moi un fasciste, mais, bien plutôt, un antifasciste intraitable.
Leffet produit sur moi par les jeunes travailleurs a été, non pas simplement, de les avoir désirés mais quils maient ouvert la perspective illimitée de la lutte de classes.
Ce nest pas seulement le contact avec la jeunesse laborieuse qui a fait de moi un révolté.
En tant quhomosexuel, jai été lobjet dhumiliations et doutrages ineffaçables.
Quelques exemples: on traduisit devant le tribunal correctionnel dAix-en-Provence un éminent professeur de philosophie, grand ami du génial bisexuel que fut Gérard Philippe.
Indigné, jécrivis au procureur de la République que les vrais coupables en la matière étaient ceux qui édictent des lois antisexuelles.
Linculpé écopa deux ans de prison ferme. Sur quoi il mécrivit tristement que ma lettre, lue à laudience, avait contribué à alourdir la peine.
Je me trouvais par hasard non loin de lentrée des Chantiers de construction navale de la Ciotat lorsque jai été soudainement témoin dune charge policière contre des manifestants, venus avec leurs gosses afin de protester contre le licenciement dont ils venaient dêtre lobjet pour activité syndicale.
Sommé dévacuer la chaussée, me voilà bousculé par les flics, que je traite de " garde-chiourmes ".
Pour ce mot, on me traduit devant le tribunal correctionnel de Marseille et lun des argousins, dépêché tout exprès par le commissaire de police ciotaden, fait passer aux magistrats un morceau de papier où lon maccuse de voiturer des " petits jeunes ", ce que javais fait, mais en toute innocence.
Ce " délit " me vaut une amende salée.
Une autre fois, je suis convoqué, avec ma secrétaire, chez le maire de la Ciotat.
On men veut pour avoir conseillé aux membres du syndicat agricole, dont je faisais alors partie, de se rendre en délégation à la mairie pour se plaindre de promesses non tenues quant aux fournitures deau aux agriculteurs.
Le maire sexprime, devant ma collaboratrice, en ces termes: " Monsieur Guérin, que vous fassiez lamour avec un marin, un para, un légionnaire, eh bien, la municipalité sen fout, mais que vous nous enquiquiniez avec des histoires de flotte, çà, non! " Ma pauvre secrétaire était, comme on dit, dans ses petits souliers.
Quant à moi, je serrais les poings de rage.
La maman dun jeune joueur nautique à qui javais adressé une lettre de fraternelle sympathie crut devoir téléphoner à ma collaboratrice: " Dites à monsieur Guérin que nous ne mangeons pas de ce pain-là ".
La muflerie des homophobes ne connaît pas de bornes. Elle est génératrice, oui, de révolte.
La révolte est lécole primaire de la Révolution.
4. Au coeur du sujetJai toujours nourri une sainte horreur pour le pervers, le cynique, le provocant en matière sexuelle. La lecture du marquis de Sade, malgré ses audaces tellement en avance sur son temps, na cessé de me répugner, dans la mesure où elle tend à avilir, à humilier, à rabaisser lhomme et donc à souiller la sexualité comme lhomosexualité.
Le film quen a tiré Pasolini ma été insoutenable et jai dû menfuir de la salle de projection.
De même, jai quitté en plein spectacle une représentation de la pièce de Sartre, où trois épaves, dans un enfer imaginaire, évoquent les saloperies quils ont commises au cours de leur vie terrestre.
En revanche, jai vibré à lunisson avec le génial bonhomme Fourier, lorsquil ennoblit et sacralise tous les actes charnels, y compris ceux quil qualifie d" ambigus ", car ils font, selon lui, partie intégrante du concept dHarmonie. Et, du même coup, jai maudit le bouquin récent dun jeune loup de la plume, qui tente de déshonorer lauteur du Nouveau monde amoureux en essayant de le faire passer pour un vulgaire débauché.
Jen arrive maintenant au coeur de mon sujet.
A mes yeux, le préjugé homophobe, aux traits hideux, ne sera pas seulement contrecarré par des moyens que je qualifierais de "réformistes ", par la persuasion, par des concessions à ladversaire dhétéro, mais il ne pourra être définitivement extirpé des consciences, tout comme dailleurs le préjugé racial, que par une révolution sociale anti-autoritaire.
En effet, la bourgeoisie, malgré le masque libéral dont elle saffuble, a trop besoin, aux fins de perpétuer sa domination, des valeurs domestiques telles que la famille, pierre angulaire de lordre social, elle ne peut se priver de ladjuvant que lui assurent dune part, la glorification du lien conjugal, le culte de la procréation, dautre part, le soutien qui lui apportent les Eglises, adversaires obstinés de lamour libre et de lhomosexualité (ainsi les invectives du pape et de certains évêques).
Jamais la bourgeoisie dans son ensemble de lèvera tout à fait linterdit contre les dissidences sexuelles.
Un gigantesque coup de balai sera donc indispensable pour achever de libérer lhomme en général (mot générique qui englobe les deux sexes).
La société bourgeoise est coupable davoir porté à excès la différenciation entre le masculin et le féminin.
Elle sest complue à rabaisser la femme au rang de poupée, de coquette, dobjet sexuel, de pin-up girl, tandis quelle accentuait parallèlement les traits antagoniques, " machistes ", vaniteux, mufles, tyranniques des mâles.
La mutation profonde des moeurs, en cours de nos jours, lessor des mouvements féministes et homosexuels, fort heureusement, réduit déjà lécart entre les deux sexes, masculinisant la femme, féminisant lhomme, les amenant à se rassembler jusque dans la façon de se vêtir et dans le comportement. Cependant ce progrès demeure limité à certaines couches sociales et à certains espaces géographiques.
Mais on est encore loin dune symbiose que seule, semble-t-il, la Révolution sociale, de par sa fonction égalisatrice et réconciliatrice, pourrait parachever.
Le drame est que le déclin de lauthentique socialisme, la prospérité temporaire de ses déviations social-démocrates et post-staliniennes, léchec répété des tentatives de subversion sociale, ont enlevé une bonne part de se crédibilité à la perspective du " Grand Soir ".
Par ailleurs, lémancipation récente, la commercialisation de lhomosexualité, la poursuite superficielle du plaisir pour le plaisir ont engendré toute une génération déphèbes "gays ", foncièrement apolitiques, raffolant de gadgets stimulants, frivoles, inconsistants, inaptes à toute réflexion profonde, incultes, tout juste bons pour une " drague " au jours le jour, pourris par une presse spécialisée et la multiplicité des lieux de rencontre, des petites annonces libidineuses, en un mot à cent lieux de toute lutte de classes - même si leur bourse est dégarnie.
Lors dune algarade toute récente entre journalistes de cet acabit, les moins pollués par cette récupération capitaliste de lhomosexualité ont été injurieusement traités de "gauchistes" par leurs adversaires.
Une autre cause de la défiance de cette jeunesse à légard de toute option révolutionnaire est le fait dramatique que, dans les pays pseudos-révolutionnaires de lEst et de Cuba, les homosexuels sont pourchassés, pénalisés plus durement que dans les pays capitalistes.
La raison en est que lhomosexuel, quil le sache et le veuille ou non, est potentiellement un asocial, donc un virtuel subversif.
Et, comme ces régimes totalitaires se sont consolidés en ressuscitant les valeurs familiales traditionnelles, lamoureux des garçons y est considéré comme un danger social.
Au cours de brefs séjours en Roumanie et à Cuba, jai pu vérifier moi-même la sorte de terreur homophobe dans laquelle croupit une jeunesse ardente, et qui ne demanderait pas mieux que goûter au fruit défendu.
Les persécutions dont sont victimes les homosexuels dans les pays dits socialistes ne sont nullement la preuve dune incompatibilité entre homosexualité et Révolution.
Car, précisément, ces pays où sévit une sorte de capitalisme dEtat, reposant sur une terreur policière omniprésente, nont de socialiste quune étiquette grossièrement mensongère.
Les authentiques libertaires respectent la liberté des homosexuels comme toutes les autres formes de liberté, car autrement ils se démentiraient eux-mêmes. Durant les premières années de la Révolution russe, alors quelle était encore, dans une certaine mesure, lémanation du prolétariat, lhomosexuel y avait droit de cité.
Bien plutôt dans le temps, en 1793, Chaumette, le procureur général de la Commune parisienne, elle-même expression de lavant-garde populaire, ne se gênait pas pour aimer les garçons et aucun sans-culotte ne simmisçait dans sa vie privée.
Saint-Just, Camille Desmoulins nétaient pas quhétérosexuels et la fidélité que le premier manifesta à Robespierre, jusquà accepter dêtre guillotiné avec lui, semble bien avoir été une forme dhomosexualité sublimée.
Dans ma jeunesse, le service métait fait du journal lEn-dehors, organe de lanarchiste individualiste E. Armand, et lhomosexualité y était regardée comme une forme licite damour libre.
Depuis un petit nombre dannées, la presse davant-garde, jadis plus que réticente, ouvre ses colonnes aux homosexuels et lesbiennes; dailleurs son hospitalité intermittente nest pas entièrement désintéressée, car elle y a repéré un moyen de recruter dans les rangs des dissidents sexuels.
Bien entendu, il nest pas considéré comme indispensable davoir des penchants homosexuels pour être révolutionnaire, de même que lon attend pas dun révolutionnaire quil soit homosexuel.
5. Homosexualité et contre-révolutionCe serait sous-informer le lecteur que de lui celer le revers de la médaille.
Beaucoup dhomosexuels, issus des classes privilégiées, professent des opinions contre-révolutionnaires. Ils sassurent ainsi pour leurs escapades érotiques la tolérance, voire la protection du pouvoir.
Ils sarrangent pour échapper, de par leur statut social ou leur renom culturel, aux persécutions homophobes. Leur fortune leur permet de sapprovisionner sans risque ni peine en chair fraîche.
Dailleurs on ne devrait pas trop leur en vouloir puisque lâge ou un physique médiocre leur interdisent les conquêtes masculines gratuites.
Mais combien déplaisante est la conduite de tels grands couturiers, de tels chorégraphes, de tels cinéastes, de tels traiteurs de luxe, de tels vétérans de laéronautique, de tels fleurons du Paris nocturne qui sentourent dun sérail de garçons, tout en versant aux caisses électorales des partis de droite.
Trop souvent ils ont tendance à considérer comme du bétail - voire à faire disparaître - les beaux gosses qui ont été les délices de leurs nuits.
Si daventure, lun deux verse dans la délinquance, pour tenter de rivaliser avec leurs gros sous, ils nesquisseront pas le moindre geste pour le tirer daffaire et on les entendra maugréer davoir eu des relations trop compromettantes pour leur standing social.
Avoués, cachés ou refoulés, des écrivains, comme le poète Robert de Montesquiou-Fezensac (modèle du baron de Charlus), Pierre Loti, Abel Hermant, Jacques de Lacretelle, Marcel Jouhandeau, Henri de Montherlant, Julien Green, Roger Peyrefitte, des politiciens comme les anciens ministres Abel Bonnard, Louis Jacquinot, Roger Frey, des maréchaux comme Lyautey et de Lattre de Tassigny, des philosophes comme Gabriel Marcel, des historiens comme Pierre Gaxotte et Philippe Erlanger ont été, ou sont, des homosexuels de droite.
Bien quun peu plus ouverts politiquement: Marcel Proust, Jean Cocteau, François Mauriac.
Condamnable, au surplus, est lutilisation du pouvoir pour contraindre les éphèbes à se prêter à des pratiques homosexuelles.
Les historiens latins ont glosé sur lempereur Héliogabale qui, faisant recruter par ses émissaires le mâle le mieux " monté " de lEmpire, sans toujours obtenir lérection attendue, ordonna sa mise à mort et la confiscation des somptueux cadeaux dont il lavait comblé.
Des abus odieux ont été imaginé en captivité par le cerveau frustré du marquis de Sade et mis en images dans le dernier film de Pier-Paolo Pasolini, aussi fidèle à loriginal que répugnant.
Quand à " Ludwig ", le roi Louis II de Bavière, on ne sait trop sil exerçait son absolutisme sur les jeunes et beaux palefreniers quil faisait danser nu devant lui ou sil éprouvait à leur égard des sentiments fraternels, transgressant ainsi les barrières de classes. Pour son plus récent biographe, Jean des Cars, les rumeurs répandues auraient été contradictoires.
Selon les unes, le souverain était toujours soucieux de la santé de ses valets et il aurait ressenti " un grand bonheur " dans lintimité des paysans, bûcherons, montagnards qui participaient à ses extravagances érotiques.
Selon les autres, il aurait fait fouetter et marquer au fer rouge les domestiques placés comme espions par le premier ministre bavarois. Il aurait fait promener sur un âne un laquais puni et édifier une mini-Bastille pour la torture des gens. Dans la plus favorable des hypothèses, ce despote ne conjuguait pas homosexualité et Révolution.
Soulignons encore que plus dun homophobe intolérant et agressif nest autre quun homosexuel qui a refoulé péniblement ses penchants naturels et envie sourdement ceux qui ont choisi dy donner libre cours.
On sait par le témoignage de leurs propres épouses quAndré Breton, pape du surréalisme, et Wilhelm Reich, psychanalyse marxiste, encourageaient toutes les libertés sexuelles, à lexception dune homosexualité quils sinterdisaient.
Il est enfin des homosexuels, qui, prenant de lâge et de la bouteille, confortablement mariés, comblés dhonneurs académico-politiques, sefforcent de faire oublier les frasques de leur folle jeunesse (tout en poursuivant en catimini la chasse aux garçons).
Lun deux, apprenant que jallais rédiger mes Mémoires, se fit conduire dare-dare à lautre bout de lhexagone, pour sassurer quil ne figurerait pas dans la galerie de mes érotiques souvenirs. Plus tard, il me semoncera pour avoir, à défaut des siennes, évoqué avec une émotion complice, les préférences amoureuses de mon père.
Un histrion sur le retour dissimule et transpose son envie des garçons - qui le fait frémir dune sainte horreur - en sexhibant avec Lolita et encore Lolita.
Sa gesticulation chafouine avait fait naguère caricaturer Léon Blum par limpitoyable Sennep.
Mais aurait-il aimé quon lui rappelât quà Normale Sup il avait eu des ennuis pour incartade homosexuelle et que, bien plus tard, alangui sir sa couche, fagoté dun pyjama mauve, tacheté dor, il accueillait affectueusement de jeunes néophytes? Au demeurant, le prestigieux enjôleur de la S.F.I.O. ne se souciera ni de faire la Révolution, ni daider les homosexuels à saffranchir.
Jean Lacouture, quand il contera à sa manière la vie des grands hommes, Blum et Mauriac, gommera soigneusement ce qui fit de ces métis de lamour des êtres pleinement humains. Lhypocrisie recouvre dun brouillard persistant les honteux de lhomosexualité.
Mais ne sommes-nous pas impitoyable, peut-être même injuste, pour ces pleutres, nous objectent les indulgents et les non-concernés? Ceux à qui nous nous en prenons, ne pourraient-ils pas invoquer des circonstances atténuantes, lâge, le milieu social, familial, professionnel, le besoin dune compagne et la paternité, la lourdeur dun tabou millénaire qui les, qui nous écrase?
Nauraient-ils pas droit, comme tout humain, à une certaine marge de tolérance, à un éventail de discrète bisexualité?
Les rapports hétérosexuels ne sont-ils pas, trop souvent, incompatibles avec la publicité des amours garçonnières? Ne serait-ce pas la présente société bourgeoise, avec ses préjugés et ses menteries, qui les rend aussi lâches? Sans doute.
Pourtant ne devraient-ils pas admettre par eux-mêmes quen se calfeutrant ainsi dans un silence timoré, ils confortent, ils décuplent ce tabou dont ils sont eux aussi les victimes, dans la mesure où il les châtre, les rétrécit, les aliène?
Un tabou que, pour la légitime accession au bonheur des maudits, il faudrait, bien plutôt, briser.
Ne serait-ce que pour rendre à nos frères persécutés, les homosexuels à part entière, la joie de vivre, la fierté dêtre, ne devrions-nous pas nous montrer dur, très dur pour les égoïstes, les inconscients qui se laissent encore intimider par le " quen dira-t-on "?
6. Des progrès accomplisUne meilleure connaissance des contemporains renommés,, soit quils ne crient pas sur les toits leurs penchants intimes, soit quils les assument publiquement, a réhabilité de nos jours les homosexuels anonymes, car des goûts partagés par tant de célébrités immunisent les moins biens lotis. Tel est le cas de Marcel Proust, André Gide, Roger Martin du Gard, Henri de Montherlant, Marcel Jouhandeau, René Crevel, Aragon, François Mauriac, le débonnaire pape Jean XXIII, les philosophes Michel Foucault et Roland Barthes, plus récemment encore Jean-Louis Bory, Yves Navarre, Dominique Fernandez (dans omettre Marcel Carné et Jean Marais).
Plus efficace encore est lhéritage culturel du passé.
Une manière daimer vantée par Socrate, Platon, Plutarque, Virgile, par le gentilhomme anonyme qui acheta le nom du petit acteur William Shakespeare pour signer ses immortels sonnets uraniens et sa prodigieuse moisson théâtrale, par les génies des arts plastiques Michel-Ange et Léonard de Vinci, par les compositeurs Tchaïkovsky, Maurice Ravel et Francis Poulenc, par le peintre Géricault, par Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, par le très grand poète américain Walt Whitman, et jen passe, rassurent lhumble amateur de garçons sur ce quil avait cru être sa singularité.
La révolution de Mai 68 a achevé de conférer droit de cité à lhomosexualité, validée jusque dans la cour de la Sorbonne. Les prolongements de cette mutation historique se manifestent jusquà aujourdhui.
Feu le Front homosexuel daction révolutionnaire (F.H.A.R.) et, plus récemment, le G.L.H.P.Q. (Groupe de libération homosexuelle politique et quotidien) ont scellé le rapprochement entre homosexualité et Révolution.
Mais il faut se garder de chanter victoire trop haut et trop vite. Dautres dangers guettent la mouvance homosexuelle: sa commercialisation à outrance, ses excès sur la place publique, parfois même ses inutiles provocations, la formation dun vaste ghetto, aux rites sectaires, qui va à contre-sens du décloisonnement social, de luniversalité bisexuelle.
Sur le plan médical, le préjugé anti-homosexuel est ravivé par la propagation dun fléau nouveau, le SIDA, qui frapperait prioritairement les homosexuels et certains drogués à drogues dures. La contagion serait le résultat, soit de lacte sexuel avec des partenaires multiples, soit de lusage de la seringue par les héroïnomanes.
(Pourquoi cette multiplicité des partenaires homosexuels? Entre autres ,parce quil serait, malgré la licence accrue des rapports hétérosexuels et en dépit du tabou qui pèse encore sur les relations homosexuelles, plus expéditif de " lever " un garçon quune fille).
Dans un cas sur deux, le mal semble être mortel, à plus ou moins longue échéance. Laffection, supposée dorigine virale, est encore mal connue.
Même sil ny avait pas lieu dattribuer aux mises en garde prodiguées par la médecine et les médias des intentions malignes, des arrière-pensées homophobes, il nen reste pas moins quelles pourraient avoir des effets dissuasifs, attentatoires à la pleine liberté amoureuse, revendiquée et conquise par la jeunesse homosexuelle.
Comme on le constate aujourdhui aux Etats-Unis, un brutal retour de flamme pourrait succéder à lactuelle permissivité. Et dautant plus aisément que cette régression serait accompagnée sur le plan politique par un retour en force de lextrême-droite.
En France, lodieux amendement Mirguet, qui voulait faire passer lhomosexualité pour un " fléau social ", pourrait -qui sait? - resurgir des cartons parlementeurs.
Ne cessons pas dêtre sur nos gardes.
7. En guise de conclusionConcluons en résumant. Homosexualité et Révolution, si elles ne sont nullement incompatibles, proviennent de prémisses totalement différentes.
La première est une version naturelle mais particulière, minoritaire bien que numériquement non négligeable, de la fonction sexuelle, variable selon les latitudes et suivant le cas, exclusive ou partielle, permanente ou occasionnelle.
La seconde est le produit de linjustice sociale universelle, de loppression de lhomme par lhomme. Elle menace et remet en cause les privilèges de toutes sortes, lordre établi dans son ensemble.
Elle sexpose, en conséquence, à une résistance armée des nantis, dont elle ne pourrait venir à bout sans recourir, dans une certaine mesure, à lusage de la violence.
Une violence qui ne serait, en fait, quune contre-violence, et qui, si elle savérait, dans certains cas, inévitable, viserait à abolir à tout jamais la violence.
Les avantages remportés sur lhomophobie par ses victimes ne peuvent être, en tout état de cause, que limités et fragiles. En revanche, lécrasement de la tyrannie de classe ouvrirait la voir à la libération totale de lêtre humain, y compris celle de lhomosexuel.
Il sagit donc de faire en sorte que la plus grande convergence possible puisse être établie entre lune et lautre.
Le révolutionnaire prolétarien devrait donc se convaincre, ou être convaincu, que lémancipation de lhomosexuel, même sil ne sy voit pas directement impliqué, le concerne au même degré, entre autres, que celle de la femme et celle de lhomme de couleur.
De son côté, lhomosexuel devrait saisir que sa libération ne saurait être totale et irréversible que si elle seffectue dans le cadre de la révolution sociale, en un mot que si lespèce humaine parvient, non seulement à libéraliser les moeurs, mais, bien davantage, à changer la vie.
Cette convergence, pour être crédible et effective, implique une révision fondamentale de la notion même de révolution sociale.
Le capitalisme dEtat des pays de lEst est autant à rejeter que le capitalisme privé de lOuest.
Seul un véritable communisme libertaire, antiautoritaire, antiétatique serait à même de promouvoir la délivrance, définitive et concomitante, de lhomosexuel et de lindividu exploité ou aliéné par le capitalisme.