L’infinie remise en cause
(de la sexualité)

 

paru dans FRONT SOCIAL n°8

L’article que j’ai rédigé pour le dernier numéro de Front Social, Sexualité et remise en cause, a donné lieu à une critique acerbe de la part de Michael Dunaj.

Il serait utile de rappeler brièvement le contenu de l’article avant d’examiner de façon critique les thèses que M. Dunaj y a opposé.

Le texte avait pour but de montrer l’inconciliable pouvoir de remise en cause que représente la sexualité, en tant qu’elle introduit une rupture dans l’existence subjective et objective de l’être humain.

De plus, l’idée y était développée que cette rupture qu’impose la sexualité est irréductible au contrôle social, même si les structures légales de la communauté tentent d’institutionnaliser l’érotisme et ainsi de circonscrire sa puissance de constante remise en cause.

Les formes " marginales " de la sexualité sont actuellement prises dans un mouvement d’homogénéisation sociale qui ramène la déviance au même niveau que le reste de l’activité érotique, qui la réduit à une forme inoffensive de la vie sexuelle.

Le premier argument qu’on oppose au texte est que la réflexion qui y est développée est subjectiviste.

On dit ensuite que ma vision de la sexualité est hégélienne. Il y a ici comme un paradoxe, puisque l’on sait qu’une partie de la critique de la pensée hégélienne se base sur l’idée que la dialectique est un instrument d’homogénéisation, d’assimilation de l’autre au même.

Il n’y a rien d’hégélien à ramener la " contradiction " dans nos société " totalisantes " (Dunaj).

Le contraire serait hégélien. Donner son assentiment à la contradiction, montrer que l’Aufhebung est une réduction dangereuse, n’est-ce pas une démarche totalement anti-dialectique? Voilà pour l’hégélianisme.

On me reproche ensuite d’oublier que le mariage soit un instrument d’oppression des femmes. J’aimerais que l’on m’explique dans ce cas en quoi le mariage homosexuel exploite la femme!..

M. Dunaj oppose la conception du mariage comme institutionnalisation de la vie sexuelle par la société à la vision du mariage comme outil de contrôle social.

Mais les deux notions ne sont-elles pas une seule et même chose? La société contrôle les sujets en institutionnalisant en eux l’activité érotique, la part la plus réticente à l’homogénéisation.

Une dernière critique est développée autour de l’idée que le texte montrerait la vie sexuelle comme miroir de l’Homme, comme un objet. Et bien, l’être humain n’est pas face à sa sexualité. Cette conception que l’on attribue à mon texte ne lui convient pas.

C’est le contrôle, l’institutionnalisation, qui sépare l’être humain de sa sexualité.

Les formes artistiques liées à l’érotisme, les rites sexuels, la prostitution... sont depusi toujours les modes d’une vie sexuelle que déterminent autant la société que le sujet lui-même.

C’est justement parce que l’homme est totalement sujet, maître de sa sexualité dans la transgression, et objet, dépendant des interdits et des règles sociales, que la sexualité est le lieu où s’affrontent constamment la nécessité subjective et la nécessité sociale.

Mais l’opposition entre le sujet et la société a comme particularité que la tension est à jamais irréductible, puisqu’il semble aussi impossible qu’il existe une communauté dont les règles ne soient pas remises en cause ou une autre qui soit totalement an-archique.


Le lien incorrutible de la sexualité au sein de la société avec la vie érotique du sujet

Prenons l’exemple des rites sexuels. Il apparaît que ce phénomène n’est pas apparu ex nihilo, et on peut aisément s’accorder pour reconnaître que ce genre de fait a des causes objectives.

Les rites sexuels, tels qu’ils se pratiquent dans à peu près toutes les communautés humaines, sinon toutes, sont déterminés par des nécessités sociales, qu’elle soient sacrées ou profanes (ces deux catégories étant souvent dux visages d’une même réalité).

Mais ces rites sont liés aux besoins du sujet de telle façon qu’on ne distingue parfois plus le subjectif de l’objectif. Qui agit au cours d’une orgie sexuelle à caractère sacrée? Est-ce le sujet en tant qu’être pulsionnel mais intelligent, qui satisfait à son besoin sexuel d’une manière qui rompt avec l’activité reproductrice pour l’ouvrir à un état spirituel et physique différent?

Ou est-ce uniquement les structures économiques et religieuses?

Le fait que des êtres humains se livrent à l’orgie dans un but religieux indique qu’il y a bien une interaction profonde entre la structure et le sujet.

Sinon l’orgie n’aurait pas lieu, ainsi que les différentes modalités de la vie érotique. Il semble absurde par exemple de dire que le contenus des ouvrages érotiques d’une époque soit uniquement déterminé par les structures de la société de son temps.

L’existence même des poèmes de Sapho montre que la femme prise dans les filets d’une société patriarcale peut créer une oeuvre, et révèle ainsi la complexité des rapports entre subjectivité et structure sociale.


Sade et l’individualisme

La vie sexuelle est donc ce qui est irréductible à la subjectivité ou à l’objectivit ", puisqu’elle est le lieu où luttent la force de l’individu et celle de la communauté dans un combat toujours renouvelé, qui n’en finit pas puisque la sexualité est présente dans les deux camps.

L’exemple de Sade nous éclaire (quelle ironie que cette lumière soit, mais quelle force!).

Comme l’a montré Bataille, la pensée de Sade est tout bonnement invivable. L’idée même que l’oeuvre sadienne puisse apporter quelque chose de bénéfique à la société humaine, comme le pensaient les surréalistes, est absurde.

La sexualité sadienne, c’est le mal absolu qui détruit tout fondement d’une communauté.

Ainsi l’auteur de Justine n’indique vraiment qu’une chose, à savoir que l’érotisme est lié de façon intrinsèque à la société. Il nous le montre de la façon la plus négative qui soit. Par son " associabilité " radicale, il révèle que la sexualité est inséparable de la communauté.

Les contre-exemples de Sade, ses frères ennemis, ce pourrait être Stirner ou tous les autres penseurs de l’Unique, du Moi, qui font de la vie humaine quelque chose d’invivable, d’aburde, une fantaisie, un rêve, un cauchemar.

L’Homme ne peut vivre seul, non pas au sens biblique du " Il n’est pas bon que l’homme soit seul " de la Genèse, mais parce que la solitude du sujet est une chimère, un non-sens.

Même le monothéisme, paradigme de cette absurdité, n’arrive pas à concevoir un Dieu véritablement seul.

Il est trine, accompagné de la communauté des saints, ou encore il se préoccupe des péchés des hommes comme si sa propre vie en dépendait!..


Le fascisme

La vie humaine, et ainsi la vie érotique qui en fait partie, est donc le terrain où s’affrontent l’homme et la communauté, le grégaire et le singulier.

Mais il ne s’agit pas d’un mouvement dialectique au sens que, même si le sujet et l’objet sont constitutifs l’un de l’autre et qu’il est absurde de les séparer, le devenir de la vie humaine n’est jamais Aufhebung mais jeu infini des contradictions.

La réduction de la déviance à l’homogénéité sociale est, on le voit, impossible. Mais le combat contre cette tendance est un feu qu’il faut toujours raviver, parce qu’elle mène à l’absurdité, à l’invivable du fascisme.

Réduction de l’autre au même, voilà ce qu’incarne la figure parfaite et hors d’atteinte du Führer ou du Duce.

Si Le Pen se fait fort d’avoir un nom qui signifie " tête ", " chef ", ce n’est pas un hasard. Le chef fasciste, c’est la tête qui anime le corps social d’un mouvement unique.

L’homogénéisation actuelle de la sexualité est portée par un souffle fétide, celui du législateur libéral qui essaie de convertir le négatif en positif, et qui tente là quelque chose d’impossible.

Le fascisme naît de cette impossibilité. Il vient rappeler à l’être humain qu’il ne peut être déviant et orthodoxe à la fois, mais il refuse de dévoiler que son but final est l’homogénéisation.


La loi et l’anarchisme

" Sexualité et remise en cause " se terminait ainsi: " L’être humain ne pourra faire de son existence une incessante remise en cause de ce qui est et de cui l’entoure que lorsqu’il reprendra les rênes de sa liberté sexuelle, non pas de façon consensuelle mais totale ".

Cela ne veut pas dire que l’homme doit maîtriser sa sexualité pour en faire l’élément de son existence irréductible au consensus.

Ce serait un non-sens: on ne peut jamais maîtriser la vie érotique pour la faire dévier d’un axe, puisque comme on l’a vu l’axe et la déviance sont constamment dans un rapport de forces antagonistes.

L’existence n’a pas de base stable et donc rien qui puisse l’ébranler. La vie subjective et sociale est dans un état perpétuel de remise en cause des fondements eux-mêmes mouvants, et rien ne semble inébranlable qui n’ait été d’abord un ébranlement et ne sera ébranlé.

La diversité des sociétés humaines: matriarcat, patriarcat, société théocratique, féodale, capitaliste... rappelle l’infinité des combinaisons qui fondent l’existence de façon fragile et éphèmére.

Il semble que la liberté totale soit bien une chimère que seuls quelques illuminés cautionnent. On ne peut vouloir que la liberté absolue soit, puisque ce serait se placer totalement à côté du sujet, ce qui n’a pas de sens au sein de la communauté humaine.

Chercher la liberté sexuelle totale et non consensuelle, ce n’est donc pas vivre sans limite, car seul la mort est illimitée, mais c’est vouloir vivre sans limites. A ce stade la volonté compte plus que la possibilité.

Certains veulent faire de l’ensemble des existences une seule existence.

C’est une monstruosité. D’autres veulent vivre de façon illimitée.

C’est une autre chimère. L’homme qui veut vivre sans limite se met au-dessus de l’homme qui veut la limite, lorsqu’il sait que sa volonté ne peut être comblée et que, malgré cela, il ne peut exister qu’en niant toujours ce qui le subordonne, que ce soit le corps social ou que ce soit son propre corps.