La «philosophie des lumières» fut «cette brillante
école de matérialistes français qui firent du XVIIIe siècle
en dépit de toutes les victoires terrestres et navales remportées
sur les Français par les Allemands et les Anglais, un siècle éminemment
français, avant même qu'il fût couronné par cette
Révolution française, dont nous, qui n'y avons pas pris part en
Allemagne, comme en Angleterre, essayons encore d'acclimater les résultats».
(1)
Ainsi parlait en 1892, du matérialisme français du XVIIIe siècle,
Engels qui fut, avec Marx, le créateur génial du matérialisme
historique.
La réaction a tout fait pour escamoter les idées qui
ont dominé le «siècle des lumières».
Ses professeurs font
de grands développements théoriques sur l'importance des idées
dans l'histoire en général, mais escamotent ce mouvement d'idées
qui fit du XVIIIe siècle «un siècle éminemment françaises.
Notre Parti, au contraire, associe étroitement, en célébrant
le 150e anniversaire de la Révolution, les hommes qui l'ont accomplie
et «cette brillante école de matérialistes français» qui
l'a préparée.
«Le matérialisme philosophique français du XVIIIe
siècle fut, dit Engels, la croyance de la Révolution française».
Il représente une étape décisive de ce développement
qui aboutira au matérialisme dialectique, et à travers le socialisme
utopique, au socialisme scientifique.
Nous devons donc connaître le rôle historique de la «philosophie
des lumières».
Sa genèse et son évolution montrent d'une
manière indiscutable, sur le plan scientifique, que c'est nous, communistes,
qui en sommes les héritiers véritables et les seuls continuateurs,
au sens historique du mot.
L'élaboration du matérialisme français
du XVIIIe siècle
Le matérialisme français du XVIIIe siècle sera la fusion
de deux courants.
L'un vient d'Angleterre et part de Francis Bacon. L'autre
vient de Descartes.
Marx et Engels ont toujours insisté sur cette dualité
des sources de notre philosophie du XVIIIe siècle.
Cette connaissance
est pour nous importante.
D'une part, la réaction a cherché à
escamoter avec le matérialisme des encyclopédistes, le matérialisme
de Descartes, et, d'autre part, les «perceurs du ciel» font chorus avec les
porte-parole de l'Eglise, pour transformer Descartes en un vulgaire scolastique.
«Il est, écrit M. Bayet tout ce qu'on appelle l'homme d'ordre.
Conservateur
au point de vue religieux, conservateur au point de vue politique, il est, à
certains égards, moins hardi que bien des penseurs médiévaux
et bien des jésuites». (2)
C'est une thèse copiée directement
dans les «travaux> des amis des jésuites eux-mêmes.
Bacon proclame contre la science livresque du moyen-âge «II faut étudier
la science dans le grand livre de la nature».
Marx a résumé ainsi la doctrine de Bacon. Toute science est
fondée sur l'expérience et consiste à soumettre les données
fournies par les sens d une méthode rationnelle d'investigation. L'induction,
l'analyse, la comparaison, l'observation, l'expérimentation sont les
principales formes dune méthode rationnelle de cet ordre.
Chez Bacon, «parmi les qualités inhérentes d la matière,
le mouvement est la première et la plus importante..».
Et Marx
montre que déjà Bacon se fait du mouvement une conception plus
riche, en n'y voyant pas seulement le déplacement, le mouvement mécanique.
Dès lors, «le matérialisme contient les germes d'un développement
multiforme».
De Bacon, le matérialisme parvient à travers Hobbes,
jusqu'à Locke.
«Hobbes avait systématisé Bacon, sans toutefois
fournir une preuve du principe fondamental de Bacon, l'origine des connaissances
et idées empruntées au monde de la sensation.
Ce fut Locke qui,
dans son Essay on the human understanding (Essai sur l'entendement humain),
fournit cette preuve.
Locke a entrepris de démontrer que toutes les idées
humaines proviennent de l'expérience.
Avec lui, nous sommes déjà
au XVIIIè siècle.
Son ouvrage est l'une des sources directes de
la philosophie des lumières.
L'idée que toutes les connaissances viennent du monde sensible, à
travers les sens, a une grande importance.
D'abord, c'est la rupture avec les
conceptions mystiques concernant l'origine de la connaissance.
Mais, en même
temps, l'un des arguments invoqués en faveur de l'existence de Dieu consistait
à dire que l'homme a en lui l'idée innée de Dieu.
Descartes
dira que l'idée de l'être infini est comme le sceau du Créateur
dans la conscience de la créature.
La théorie des idées
innées servait également à appuyer les institutions féodales.
Le sentiment inné de l'inégalité des hommes prouve que
c'est bien par Dieu que cette inégalité a été instituée.
Faire la preuve que toutes nos idées viennent de l'expérience,
c'était réfuter la théorie des idées innées
et porter un coup décisif à la théologie et à la
métaphysique.
Telle est l'une des raisons essentielles de l'importance
de l'Essai sur l'entendement humain de Locke.
C'est Condillac qui l'a transporté
en France.
Condillac développe la doctrine de Locke d'une manière
plus conséquente et exerce une très grande influence.
Il est intéressant
de noter que la bourgeoisie reprendra la théorie des idées innées
pour appuyer la propriété capitaliste.
Tout homme a en lui, disent
ses port-parole, l'idée innée de la propriété, un
instinct de propriété.
Il en résulte que la propriété
capitaliste est naturelle et, puisqu'elle est naturelle, on ne peut et on ne
doit pas y toucher...
Cette évolution, qui va de Bacon à Locke en Angleterre, produit
en France Descartes, et à partir de lui, une école de savants
et de philosophes matérialistes.
Descartes rejette en bloc tout l'édifice théorique de la science
médiévale.
Il rejette ses notions, ses méthodes.
Le Discours
de la méthode donne une critique géniale de l'édifice de
la scolastique.
Il proclame, en fait, la liberté de la recherche scientifique
contre la méthode d'autorité et justifie cette négation
par le principe dont l'énoncé constitue le début bien connu
du Discours : «Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée».
En matière de science, la vérité est proclamée accessible
en principe à tout le monde: la découverte ne dépend pas
d'une «assistance du ciel, mais d'une méthode que chacun peut acquérir.
Descartes veut en enseigner les règles.
Il ne dit pas qu'il les a trouvées
par des voies surnaturelles.
Il déclare qu'il les a découvertes
en analysant par quels moyens on faisait des découvertes là où
l'on y arrivait effectivement.
Il dégage les règles de la méthode
de la pratique effective de la recherche scientifique.
Dans le Discours de la
méthode, la recherche scientifique est définitivement dépouillée
de «l'auréole de la consécration divines.
Descartes élabore alors son explication du monde, sa physique, d'où
est sortie la physique moderne.
Il continue à attribuer la création
du monde à Dieu dont il démontre l'existence.
C'est cette partie
de sa philosophie qu'on appelle la métaphysique.
Seulement Dieu ne joue
aucun rôle dans sa physique qui est matérialiste «où la
matière est la seule substance, la raison unique de l'être et de
la connaissance». (Marx)
Chez Descartes, la science est déjà à la veille de rompre
complètement avec la théologie et de se dresser ouvertement contre
elle.
La féodalité devant le «Tribunal de la raison»
Avec le résultat de ces deux évolutions, la physique de Descartes,
puis celle de Newton et le matérialisme anglais, les éléments
sont prêts pour le grand combat décisif et définitif que
va livrer la philosophie des lumières contre tout ce qui reste de l'idéologie
médiévale.
Ce combat va de la lutte contre les principes théoriques
dont se réclamait la société féodale à la
lutte contre toutes ses institutions.
C'est une lutte contre la théologie,
contre la métaphysique, contre l'ensemble des croyances religieuses,
contre les théories sociales et politiques auxquelles ces principes ont
servi de justification.
En réfutant la théologie et la métaphysique,
la philosophie des lumières détruisait «l'auréole de la
consécration divine dont l'Église avait entouré les institutions
féodales.
Celles-ci apparaissent dans leur nudité profane, comme
des effets de l'ignorance et de la barbarie.
Les encyclopédistes ne cessèrent
de dénoncer leur caractère inhumain, en menant des campagnes retentissantes
contre le fanatisme, l'intolérance, l'injustice, la barbarie, etc.
Ils
transportaient la proclamation de l'égalité des hommes, du domaine
de la science dans le domaine politique et, parfois même social. Mais
ils ne se bornaient pas à critiquer et à réfuter, à
la conception ancienne du monde, ils opposent une conception basée sur
la science la conception matérialiste.
Chez La Mettrie, Helvétius
et d'Holbach, on voit particulièrement bien la fusion des deux courants
dont provient le matérialisme français.
Les Français, a dit Marx, traitèrent le matérialisme
anglais avec esprit, lui donnant de la chair et du sang, de l'éloquence.
Ils le dotent du tempérament qui lui manquait encore et de la grâce,
ils le civilisent.
Dans d'innombrables pamphlets, romans, essais, nos philosophes ne se bornent
pas à réfuter la théologie et la métaphysique et
à proposer à la place des croyances religieuses des explications
scientifiques.
Ils mobilisent, au service de la lutte idéologique, toutes
les ressources du génie littéraire, les séductions de l'éloquence,
l'arme magnifique de la satire, composée avec une ironie sans pitié,
mais avec toutes les finesses de l'esprit.
Ce sont les lutteurs ardents qui
attaquent et ne laissent aucune attaque sans riposte.
Polémistes brillants,
ils pulvérisent l'ennemi en prouvant son ignorance, et en le rendant
en même temps odieux et ridicule.
Ce trait de la «philosophie des lumières» on peut en suivre le développement
depuis la Renaissance, à travers Montaigne et Rabelais, jusqu'à
Descartes et Pascal.
En 1637, le Discours de la Méthode est un chef-d'oeuvre qui
émet des conceptions scientifiques d'une rigueur sans précédent
et d'une audace que même Voltaire avait mal interprétée,
et dont la science contemporaine devait montrer qu'elle était nullement
«déraisonnable», avec l'ironie sans réplique possible et
la malice qui consiste à réfuter la scolastique sur son propre
terrain, en retournant contre elle la forme de ses arguments, avec un contenu
nouveau.
Parlant des scolastiques, Descartes écrit: Toutefois, leur
façon de philosopher est fort commode pour cens qui n'ont que des esprits
fort médiocres, car l'obscurité des distinctions et des principes
dont ils se servent, est cause qu'ils peuvent parler de toutes choses aussi
hardiment que s'ils les savaient, et soutenir tout ce qu'ils en disent contre
les plus subtils et les plus habiles, sans qu'on ait moyen de les convaincre.
En quoi ils me semblent pareils à un aveugle qui, pour se battre sans
désavantage contre un qui voit, l'aurait fait venir dans le fond de quelque
cave fort obscure.
Aujourd'hui aussi, nous avons des scolastiques de ce genre, faits de distinguo
subtils.
En 1656 et 1657, Blaise Pascal compose les Lettres écrites à
un Provincial par un de ses amis.
C'est l'un des plus grands chefs-d'oeuvre
de polémique de la littérature mondiale, pamphlet génial
contre les jésuites, leur hypocrisie due à leur opportunisme;
contre leur casuistique qui inventait des théories pour justifier toutes
les corruptions.
Dans la septième lettre, intitulée «De la méthode
pour diriger l'intention», Pascal fait parler un jésuite, qui lui dit
«... quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins
l'intention, et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté
de la fin».
N'est-ce pas ainsi, aussi que d'aucuns essaient de corriger le vice d'un certain
vote en «purifiant l'intention» qui était, dit-on, de voter non
sur le fond mais sur la procédure?
Et de tels distinguo
ne remettent-ils pas en honneur aussi cette doctrine de la restriction mentale
dont Pascal dit, dans la huitième lettre, que «c'est dire la vérité
tout bas, et un mensonge tout haut».
A partir de 1697, c'est le Dictionnaire historique et critique de Pierre
Bayle qui discrédite l'intolérance, le fanatisme et les constructions
de la métaphysique. Il forme nettement la transition à la philosophie
des lumières.
Un exemple typique de la manière de nos philosophes du XVIIIe siècle,
c'est Candide.
Voltaire y ridiculise cette philosophie qui prétendait
que notre monde, c'est-à-dire en fait, la société des XVIIe
et XVIIIe siècles, était le meilleur des mondes possibles, et
que, par conséquent, tout y était pour le mieux, car «tout est
pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles».
Le mal, fut-il le
plus grand, est donc toujours le moindre mal.
De même, dans Jacques le
Fataliste, Diderot, qui unit le génie scientifique et littéraire,
donne une spirituelle satire du fatalisme.
Jacques dit quoiqu'il arrive que
«cela était écrit là-haut».
On comprend pourquoi certains
critiques ou ex-critiques littéraires aiment si peu nos philosophes du
XVIIIe siècle. La critique des théories religieuses se fait d'abord
au nom de la raison.
Si Luther et Calvin revenaient dans ce monde, écrit Voltaire,
ils ne feraient pas plus de bruit que les scotistes et les thomistes. Pourquoi
? Parce qu'ils viendraient dans un temps où les hommes commencent à
être éclairés.
Ce n'est que dans le temps de barbarie, qu'on voit des sorciers, des
possédés, des rois excommuniés, des sujets déliés
de leur serment de fidélité par les docteurs.
L'Église est critiquée en même temps, au nom de la morale.
Helvétius écrit:
L'intérêt du clergé comme celui de tous les corps change
selon les lieux, les temps et les circonstances.
Toute morale dont les principes
sont fixes ne sera donc jamais adoptée du sacerdoce.
Il en veut une dont
les préceptes obscurs, contradictoires et par conséquent variables,
se prêtent d foulés les positions diverses dans lesquelles il peut
se trouver.
Il faut au prêtre une morale arbitraire qui lui permette de légitimer
aujourd'hui l'action qu'il déclarera demain abominable.
Malheur aux nations qui lui confient l'éducation de leurs citoyens.
Mais, par la suite, la bourgeoisie riche devait confier l'éducation
de ses enfants à l'Église, en invoquant la nécessité
d'une éducation morale.
Les philosophes du XVIIIe siècle défendent la liberté
de conscience contre l'intolérance et les persécutions religieuses.
Si la persécution est contraire à la douceur évangélique
et aux lois de l'humanité, écrit Diderot, elle n'est pas
moins opposée à la raison et à la santé politique.
La liberté de penser en matière de religion, dit d'Holbach, ne
peut être ravie aux hommes que par une injustice aussi absurde qu'inutile.
Mais parlant du sacerdoce, il dit:
On pourrait le définir : une ligne formée par quelques imposteurs
contre la liberté, le bonheur et le repos du genre humain.
Un aspect remarquable de cette critique, c'est que les philosophes entendent
défendre contre l'Eglise et le clergé, en même temps que
l'intérêt de l'individu et de la société, l'intérêt
de la nation.
Si l'intérêt du prêtre pouvait se confondre avec l'intérêt
national, écrit Helvétius, les religions deviendraient
les confirmatrices de toute loi sage et humaine.
Cette supposition est inadmissible.
L'intérêt du corps ecclésiastique
fut partout isolé et distinct de l'intérêt public.
Le gouvernement sacerdotal a, depuis celui des juifs jusqu'à celui du
pape, toujours avili la nation chez laquelle il s'est établi.
C'est à la fois au nom de la morale et des intérêts de
la France, que Diderot condamne la Saint-Barthélémy.
Par cet événement affreux, écrit-il, la France
fut privée d'une foule de citoyens utiles.
Et l'auteur de la Religieuse analyse ainsi la situation du prêtre:
Une guerre interminable, c'est celle du peuple qui veut être libre,
et du roi qui veut commander.
Le prêtre est, selon son intérêt,
ou pour le roi contre le peuple, ou pour le peuple contre le roi.
Lorsqu'il
s'en tient à prier les dieux, c'est qu'il se soucie fort peu de la chose.
Dans cette critique de la théologie, de la métaphysique, de l'Église,
de sa politique et de ses moeurs, les philosophes du XVIIIe siècle représentent
une expression brillante de la marche de l'humanité vers ce que Marx
a appelé «l'âge de raison». Son avènement et, grâce
à lui, le bonheur général de tous les hommes, c'est le
but conscient des philosophes du XVIIIe siècle.
Helvétius écrit:
Si la justice et la vérité sont soeurs, il n'est de lois réellement
utiles que les lois fondées sur une connaissance profonde de la nature
et des vrais intérêts de l'homme.
Toute loi qui, pour base, a le
mensonge ou quelque fausse révélation est toujours nuisible. Ce
n'est point sur un tel fondement que l'homme éclairé édifiera
les principes de l'équité.
Rousseau qui, en fait, a montré dans le Contrat Social que le
roi n'était point de droit divin, mais humain, écrit au sujet
de l'inégalité qu'il est
... manifestement contre la loi de la nature de quelque manière qu'on
la définisse, qu'un enfant commande un vieillard, qu'un imbécile
conduise un homme sage et qu' une poignée de gens regorge de superfluités,
tandis que la multitude affamée manque du nécessaire.
Les philosophes du XVIIIe siècle luttaient pour la société
raisonnable et l'État raisonnable: là sont unies à la fois
leur grandeur et leurs limites.
La vraie liberté, écrit d'Holbach, consiste à
se conformer à des lois qui remédient d l'inégalité
naturelle des hommes, c'est-d-dire qui protègent également le
riche et le pauvre, les grands et les petits, les souverains et les sujets.
D'où l'on voit que la liberté est également avantageuse
d tous les membres de la société.
La raison était, dans ce domaine, comme l'a dit Engels: «l'intelligence
bourgeoise idéalisée».
La Révolution française donna une réalité à
cette société raisonnable et d cet Etat raisonnable, écrit-il,
mais si les nouvelles institutions étaient rationnelles comparées
à celles du passé, elles étaient bien éloignées
d'être absolument raisonnables.
Comme la bourgeoisie réactionnaire escamote le caractère matérialiste
de la philosophie des lumières, il est indispensable d'indiquer en quoi
consiste précisément le matérialisme de leurs conceptions.
Ils sont matérialistes dans leur façon d'expliquer le
monde par la matière en mouvement et, en fait, par rien d'autre. Ils
sont matérialistes dans leur théorie de la connaissance,
en expliquant que toutes les connaissances viennent du monde réel, par
la voie de la sensation.
Ils sont matérialistes en proclamant la valeur intégrale
de la science.
En outre, ce matérialisme est essentiellement humaniste il s'agit
pour les matérialistes de faire le bonheur de l'homme dans la société.
Chez les divers représentants de ce matérialisme, ces différents
aspects sont développés avec plus ou moins de rigueur et, dans
l'ensemble, selon les limites que leur imposaient les conditions historiques
et l'état des connaissances.
C'est Diderot qui a poussé le plus
loin ce matérialisme.
Engels a donné des précisions extrêmement intéressantes
sur la façon dont le matérialisme du XVIIIe siècle s'est
lié avec le mouvement social et politique.
La classe la plus directement intéressée à la lutte contre
les prétentions de l'Église catholique romaine, explique Engels,
était la bourgeoisie.
Elle devait entrer en conflit avec la religion
établie sur plusieurs points. D'abord parce qu'elle était en conflit
avec la féodalité.
Or, «avant que la féodalité
profane pût être attaquée avec succès dans chaque
pays et en détail, il fallait que son organisation centrale sacrée
fût détruite».
Ensuite, c'est parallèlement à la
montée de la bourgeoisie que se développait la grande renaissance
des recherches scientifiques:
La science se rebellait contre l'Église; la bourgeoisie ne pouvait
se passer de la science et pour cette raison devait s'associer d la rébellion.
Mais, si le cri fut d'abord poussé par les universités et les
marchands des villes, il devait rencontrer et rencontra un puissant écho
dans les masses de la population rurale, chez les paysans qui devaient lutter
partout, pour leur existence, même avec les seigneurs féodaux spirituels
et temporels.
Engels montre ensuite les trois grandes décisives batailles qui représentent
les points culminants de la longue lutte contre la féodalité :
la réforme protestante en Allemagne, les révolutions en Angleterre,
la Révolution française.
Mais les deux premières batailles demeurèrent dans une enveloppe
religieuse.
La grande Révolution française fut le troisième soulève
ment de la bourgeoisie, mais le premier qui rejeta entièrement le déguisement
religieux et qui fut menée sur des bases politiques déclarées;
celui fut réellement poussé jusqu'à la destruction de l'un
des combattants, l'aristocratie, et au triomphe complet de l'autre, la bourgeoisie.
En Angleterre, le matérialisme fut d'abord une doctrine aristocratique
dont la croissance «contribua àrenforcer les penchants religieux de la
bourgeoisie».
Cette nouvelle doctrine choquait «les sentiments pieux de
la classe moyenne, elle s'annonçait comme une philosophie qui ne convenait
qu'aux érudits et aux gens du monde cultivé, par opposition d
la religion qui était assez bonne pour les masses sans éducation,
y compris la bourgeoisie».
Chez Hobbes et ses successeurs, le matérialisme
demeura «une doctrine aristocratique, ésotérique, par conséquent
odieuse d la classe moyenne, à la fois en raison de son hérésie
religieuse et de ses relations politiques antibourgeoises».
Passant de l'Angleterre en France, le matérialisme resta d'abord «une
doctrine exclusivement ristocratique.
Mais son caractère révolutionnaire
ne tarda pas d s'affirmer».
En effet, les matérialistes français
passent de la critique de la religion à celle des traditions scientifiques
et des institutions politiques.
Ils réalisent le travail géant
qu'est l'Encyclopédie.
Le matérialisme devient alors «la croyance
de toute la jeunesse cultivée de France, si bien que quand la grande
Révolution éclata, la doctrine couvée par les royalistes
anglais fournit un pavillon théorique aux républicains et aux
terroristes français et donna le texte de la Déclaration des Droits
de l'Homme».
Grâce à la Révolution, le matérialisme
est devenu ensuite partie intégrante de la culture française.
Le matérialisme du XVIIe siècle et le matérialisme
moderne
Le matérialisme dépendait de l'état des sciences au XVIIIe
siècle.
Or, celles-ci comportaient encore des lacunes très importantes.
La chimie était à peine développée.
En même
temps, les sciences qui étudient la nature dans son évolution
n'existaient pas encore.
On commence à peine à parler de l'évolution
des espèces.
Dès lors, les matérialistes du XVIIIe siècle ne considèrent
pas la nature dans son développement, mais comme une grande machine qui
tourne éternellement en rond et qui, pour cette raison, n'a pas d'histoire.
C'est pourquoi Engels a appelé ce matérialisme métaphysique.
L'un des aspects de cette particularité est le mécanisme, qui
consiste à considérer la nature comme une machine soumise
avant tout aux lois de la mécanique.
Les philosophes du XVIIIe siècle
expliquaient la nature par la mécanique, parce que celle-ci était,
à leur époque, la science la plus développée.
Cette
conception fut appliquée aussi à l'histoire de la société.
Les matérialistes du XVIIIe siècle ne voient pas le processus
du développement de la société humaine.
Le moyen âge
est pour eux uniquement une grande nuit, une interruption pure et simple de
la civilisation: Ils pensaient que «tout le passé ne mérite que
pitié et mépris».
En outre leur conception de l'histoire n'est
pas matérialiste, ils considèrent, d'une manière générale,
que les hommes agissent d'après leurs idées.
Ils ne cherchent
pas à déterminer l'origine, l'apparition de ces idées.
Ils ignorent donc les forces motrices réelles de l'histoire.
Ce sont là les insuffisances théoriques du matérialisme
du XVIIIe siècle: ses étroitesses.
En ce qui concerne l'histoire, cela se manifeste aussi par la façon
dont eux-mêmes et leurs disciples, les hommes de la Révolution,
se représentèrent les événements.
Les philosophes du XVIIIe siècle n'entendaient pas critiquer les institutions
de la féodalité du point de vue de la bourgeoisie ascendante.
Ils en faisaient la critique, comme on l'a vu, au nom de la Raison.
Ils n'entendaient
pas être les champions précisément d'une classe sociale,
mais de l'affranchissement de l'Humanité tout entière.
Ils préconisaient
la société basée sur la Raison et l'État basé
sur la Raison.
Cependant, la société issue de la Révolution
française devait être la société bourgeoise.
C'était
un progrès immense dans l'histoire de l'humanité, mais ce n'est
pas la bourgeoisie qui, en s'émancipant, devait libérer avec elle
l'humanité tout entière.
La société bourgeoise ne
devait être que la dernière forme antagoniste de la société,
qui ne réalise pas la suppression de l'exploitation de l'homme par l'homme,
mais les conditions matérielles qui rendent possibles et les forces humaines
qui peuvent accomplir cet acte historique en détruisant le capitalisme.
C'est pourquoi Engels a pu dire que le règne de la Raison dont ont parlé
les philosophes du X XVIIIe siècle était, comme devait le montrer
l'histoire, «le règne idéalisé de la bourgeoisie».
Cela
montre que «les grands penseurs du XVIIIe siècle, pas plus que leurs
devanciers, ne pouvaient franchir les limites imposées par leur époque».
Au cours du XIXe siècle, les sciences ont dépassé les
étroitesses particulières à celles du XVIIIe siècle.
La chimie et la biologie se sont développées.
La géologie,
le darwinisme ont appris aux savants à considérer la nature dans
son développement et non plus comme une machine qui tourne en rond.
Tout
apparaît désormais comme ayant une histoire : le système
solaire, la terre, les plantes, les animaux, l'homme, autant de développements
qui ne sont nullement séparés, mais s'enchaînent dans un
immense processus historique.
Dès la première moitié du XIXe siècle, le matérialisme
des Encyclopédistes n'est plus au niveau des sciences. Ce sont ceux qui
le vulgarisèrent à cette époque que Mans et Engels ont
appelés les matérialistes vulgaires.
Les vulgarisateurs gui, de 1850 d 1860, débitaient en Allemagne
leur matérialisme, ne dépassèrent en aucune façon
le point de vue limité de leurs maîtres, tous les progrès
des sciences naturelles faits depuis lors ne leur servirent que de nouvelles
preuves contre la croyance et un créateur, et ce n'était pas du
tout leur affaire de continuer à développer la théorie...
(Engels: Ludwig Feuerbach, ch. II).
Le développement même des sciences avait posé une tâche
nouvelle: continuer le développement de la théorie matérialiste.
Les matérialistes du XVIIIe siècle avaient laissé eux-mêmes
une tâche à accomplir: appliquer d'une manière conséquente
le point de vue matérialiste à l'histoire, à l'étude
du développement de la société.
C'est cette double tâche qu'ont accompli Marx et Engels.
L'accomplissement
de la première tache, c'est le matérialisme dialectique; de la
seconde, le matérialisme historique.
Comment Marx et Engels ont accompli
ces deux tâches, comment ils ont dégagé le «noyau rationnel»
de la dialectique de Hegel, quels sont les traits fondamentaux du matérialisme
dialectique et du matérialisme historique, c'est ce que l'Histoire du
Parti bolchevik permet aujourd'hui à chacun d'apprendre.(3)
Ce sont Marx et Engels qui ont continué à développer
l'oeuvre du matérialisme du XVIIIe siècle.
C'est pourquoi
Lénine a insisté sur le fait que le matérialisme dialectique
est la forme moderne du matérialisme.
Mais Marx et Engels ont développé
la philosophie des lumières précisément en dialecticiens,
c'est-à-dire en la dépassant.
Ils ont dépassé, par
la méthode dialectique marxiste, les étroitesses du matérialisme
du XVIIIe siècle que l'état des sciences à cette époque
avait rendues inévitables.
Ils ont créé en même temps
le matérialisme historique.
Ainsi, le point de vue matérialiste
fut appliqué pour la première fois d'une manière entièrement
conséquente.
C'est parce que le marxisme seul a accompli ces tâches qu'il est le
seul héritier et continuateur de la philosophie des lumières.
Et lui seul peut en être l'héritier et le continuateur: le matérialisme
ne peut être au niveau des sciences modernes qu'en étant dialectique,
et il n'existe pas d'autre conception scientifique de l'histoire que le matérialisme
historique.
Celui-ci «étend les principes du matérialisme dialectique
d l'étude des phénomènes de la vie sociale, d l'étude
de la vie sociale, de l'étude du développement de la société».
Mais, grâce à cette extension, la science de l'histoire de la
société devient «malgré toute la complexité des
phénomènes de la vie sociale ... une science aussi exacte que
la biologie et capable défaire servir les lois du développement
social à des applications pratiques».
Ces applications pratiques, c'est le socialisme scientifique: «... le socialisme,
de rêve d'un avenir meilleur pour l'humanité qu'il était
autrefois, devient une science».
Marx et Engels ont insisté de nombreuses fois sur cette évolution
qui va des matérialistes du XVIIIe siècle au socialisme et au
communisme.
Dans l'Anti-Dühring, Engels montre que «parallèlement à
chaque grand mouvement bourgeois, éclatait aussi un mouvement de classe
qui était le devancier plus ou moins développé du prolétariat
moderne».
Des manifestations théoriques correspondent à ce mouvement
d'une classe incomplètement formée.
«Aux XVIe et XVIIe siècles,
les peintures utopiques de sociétés idéales; au XVIIIe
siècle, des théories déjà franchement communistes
(Morelly, Mably).
L'égalité ne devait plus se limiter aux droits
politiques, mais embrasser les conditions sociales de l'individu, il fallait
abolir non seulement les privilèges de classes, mais les antagonismes
de classes».
Si Marx a dit que les Français civilisèrent le matérialisme,
c'est surtout parce que chez les matérialistes du XVIIIe siècle,
le matérialisme place l'homme au centre de ses préoccupations.
Dans Helvétius, qui part également de Locke, le matérialisme
acquiert ses traits spécifiquement français.
C'est sous le rapport
de la vie sociale (Helvétius, De l'Homme) qu'il le saisit aussitôt.
Les aptitudes physiques et l'amour-propre, la jouissance et l'intérêt
personnel bien compris sont le fondement de toute morale.
L'égalité
naturelle des intelligences humaines, l'unité entre le progrès
de la raison et le progrès de l'industrie, la bonté naturelle
de l'homme, la toute-puissance de l'éducation, sont les points principaux
de son système.
Et Marx écrit plus loin:
II n'est pas besoin d'une grande sagacité pour constater que le matérialisme,
dans ses théories de la bonté originelle et des mêmes dons
d'intelligence chez les hommes, de la toute-puissance de l'expérience,
de l'habitude de l'éducation, de l'influence des circonstances extérieures
sur l'homme, de la haute importance de l'industrie, des mêmes droits à
la jouissance, etc., se rattache nécessairement au communisme et au socialisme.
Ce rattachement s'exprime dans la filiation des doctrines chez Babeuf, chez
Fourier qui part directement du matérialisme français.
Helvétius
a pour disciple Bentham, et c'est de lui que part Owen, «le fondateur du communisme
anglais».
C'est ce communisme que connaît durant son exil Cabet,
qui va le rapporter en France et le vulgariser.
Quoique saisir le matérialisme
«sous le rapport de la vie sociale» soit le «trait spécifique» du
matérialisme français, ce matérialisme ne connaît
pas encore les lois du développement de la société.
Il
en est de même en ce qui concerne les plus grands représentants
du socialisme utopique: Saint-Simon, Fourier, Owen.
Engels souligne l'analogie profonde qu'il y a pour cette raison, entre les
utopistes et les philosophes : ni les uns ni les autres ne se présentent
comme les représentants d'une classe.
Les philosophes ne se présentent
pas comme les représentants de la bourgeoisie.
Les utopistes ne se présentent
pas comme les représentants du prolétariat.
Les uns et les autres proposèrent d'affranchir l'humanité tout
entière.
Les utopistes, comme les philosophes, font leur critique et
proposent leurs réformes au nom de la raison pure et de la justice éternelle.
Seulement, fait remarquer Engels, il y avait tout un monde entre la raison et
la justice éternelle des philosophes du XVIIIe siècle et des utopistes
du XIXe siècle.
C'était le monde bourgeois qui, entre-temps, avait
développé ses contradictions et étalé son désordre.
«Comparé aux pompeuses promesses des philosophes, les institutions politiques
et sociales qui suivirent le triomphe de la Révolution parurent de décevantes
et amères caricatures».
Les utopistes dénoncent donc ce monde.
Fourier, en particulier, s'en
fait le critique génial.
Mais les utopistes pensent que «le monde bourgeois
basé sur les principes des philosophes» était tout aussi
déraisonnable et injuste que la féodalité et les autres
formes sociales antérieures; que «si la pure raison et la vraie justice
n' avaient pas jusqu'ici gouverné le monde, c'était parce qu'elles
n'avaient pas été découvertes», et que «si l'homme de génie
qui devait découvrir cette vérité avait manqué,
il surgissait maintenant avec la proclamation de la vérité, non
comme produit du développement historique, mais par hasard.
Il aurait
pu naître 500 ans plus tôt et épargner à l'humanité
500 ans d'erreurs, de luttes, de souffrances».
La lumière n'est pas encore faite sur les forces motrices de l'histoire,
sur les lois de développement de la société, sur la genèse
et la mise en oeuvre de la solution des problèmes sociaux.
Elle se fera
grâce au matérialisme historique.
Mais, cette fois, tout, en histoire, est éclairé par la lumière
de la science, y compris la genèse de la vérité concernant
la solution du problème social.
Engels a montré que le socialisme
utopique avait sa nécessité: la développement insuffisant
de la production et de la lutte des classes, et que c'est leur développement
ultérieur qui rendit possible la création du socialisme scientifique.
Par le socialisme scientifique, le marxisme apporte à l'homme les lumières
de la science non plus seulement sur la nature, mais aussi sur ses propres destinées.
Le problème du règne de la Raison dans la société
reçoit à son tour une solution rationnelle.
Marx et Engels montrent
ce qui empêche la raison de régner dans la société:
l'exploitation de l'homme par l'homme.
Ils montrent que la condition de l'instauration
de son règne, c'est la suppression du capitalisme; que la force sociale
qui l'accomplira c'est le prolétariat; que le moyen que celui-ci doit
employer, c'est la conquête du pouvoir par la Révolution.
Alors,
la Raison cesse d'être l'auréole d'une société qui
ne peut encore s'y conformer.
Les hommes pourront diriger la société
d'après la raison, conformément à un plan, et l'humanité
passera «du règne de la nécessité dans celui de la liberté».
L'Histoire du Parti bolchévik nous montre comment le marxisme,
enrichi par Lénine et Staline, a permis de réaliser effectivement,
sur la sixième partie du globe, le socialisme.
L'idéal d'universalité humaine posé avec tant d'éloquence
par les philosophes du XVIIIe siècle, apparaît ainsi avec les conditions
rationnelles de sa réalisation.
Les philosophes proposaient l'émancipation
de l'humanité en général, et non celle d'une classe sociale
en particulier.
Ils voulaient le règne de l'humanité et c'est
le règne de la bourgeoisie qui vint.
Marx et Engels découvrent
que l'émancipation de l'humanité tout entière a pour condition
l'émancipation du prolétariat.
C'est grâce à la révolution
prolétarienne et à la construction du socialisme, que la société
vraiment humaine cesse d'être une abstraction pour devenir une réalité
par la société sans classes.
Le matérialisme et la bourgeoisie
Dès que le prolétariat révolutionnaire commence à
menacer sérieusement la bourgeoisie, celle-ci se souvient des services
que l'Eglise et la foi religieuse ont rendus à la cause de la conservation
sociale.
Elle abandonne la philosophie de ses ancêtres révolutionnaires.
Il ne restait plus d'autre ressource à la bourgeoisie française
et allemande, écrit Engels, que l'abandonner silencieusement leur
libre pensée, comme un adolescent pris du mal de mer qui laisse négligemment
tomber le cigare allumé avec lequel il avait eu l'orgueil de monter à
bord.
Un à un les esprits forts prirent un extérieur pieux, parlèrent
respectueusement de l'Eglise, de ses dogmes, de ses rites, et s'y conformément
même pour autant qu'il était impossible de l'éviter.
Les
bourgeois français firent maigre le vendredi, et les bourgeois allemands
écoutèrent en transpirant sur leurs chaises, d l'église,
d'interminables sermons protestants.
Ils n'étaient plus d'accord avec
le matérialisme : Die Religion muss dem Volk erhalten werden, il faut
une religion au peuple, seul et dernier moyen de sauver la société
de la ruine complète.
Effectivement, en France, en particulier après la Commune, la bourgeoisie
réactionnaire organise d'une manière systématique «l'oubli»
du matérialisme.
Le matérialisme moderne, le marxisme?
Jusqu'à
ces dernières années, les manuels et les dictionnaires philosophiques
ne mentionnaient même pas l'existence du «matérialisme dialectique».
C'est le matérialisme vulgaire, voire le positivisme, qui furent présentés
comme les seules formes du matérialisme et réfutés «triomphalement»
par les philosophes réactionnaires dont on peuplait de plus en plus les
Universités.
En même temps, on diffusait dans la jeunesse cultivée
le mépris de la science, et des conceptions plus ou moins mystiques,
afin de les sauver de cet < abandon des élites> par lequel les
historiens de la réaction apprenaient à voir à la bourgeoisie
la cause principale du succès de la Révolution.
On ne pouvait
naturellement pas supprimer purement et simplement tous les Encyclopédistes
des programmes scolaires.
Mais on leur appliqua cette méthode que Diderot
avait décrite dans Les Bijoux indiscrets: des pygmées armés
de ciseaux et de rasoirs, tailladant les têtes des grands hommes pour
les refaire à leur goût.
J'en entendis une qui redemandait son nez et qui représentait qu'il
ne lui était pas possible de se présenter sans cette pièce.
«Eh ! tête, ma mie, lui répondit le pygmée, vous êtes
folle. Ce nez qui fait votre regret vous défigurait. Il était
long, long...»
Ce nez si long qu'on s'appliquait à couper aux Encyclopédistes,
ce fut leur matérialisme.
On se mit à faire des morceaux choisis
avec les textes les plus anodins et à écrire des livres sur les
philosophes du XVIIIe siècle, en oubliant de dire qu'ils étaient
matérialistes.
Ce qui est caractéristique, c'est que chez les protagonistes de ce bruyant
athéisme dont nous avons déjà parlé, on rencontre
la même attitude.
Dans un tout récent livre, le professeur Bayet
n'a oublié, en parlant du XVIIIe siècle, que le matérialisme.
Mais à mesure que, dans la période de l'impérialisme,
toutes ses contradictions s'aggravaient, le capitalisme s'orientait avec de
plus en plus de force vers le mot d'ordre: il faut une mystique pour le peuple.
Et le fascisme nazi devait montrer qu'il lui faut encore plus de mystique et
encore moins de raison que dans les anciennes religions.
Ce qui est dangereux
pour les oligarchies capitalistes, c'est avant tout la connaissance que les
travailleurs peuvent acquérir des lois de l'histoire.
Dès lors,
le fascisme entreprend d'exterminer ceux qui ont cette connaissance, c'està-dire
les marxistes, et à inculquer dans la conscience des hommes le racisme.
Il n'y a pas de classes, mais seulement des races.
Il n'y a pas
de lutte de classes, mais une lutte des races. La mystification
est grossière.
Il est visible que la race est destinée à
masquer les classes.
Naturellement, des connaissances scientifiques élémentaires permettent
de comprendre que races, lutte de races sont des inventions.
Mais le théoricien
officiel du racisme, Rosenberg, proclame pour cette raison qu'il ne faut pas
chercher ce qu'il y a derrière les races; que les races et leurs luttes
représentent le terme ultime de la connaissance: «Il ne nous est pas
possible, dit-il, de remonter au-delà».
En fait, «l'Etat raciste»
empêche par le fer et par le feu de remonter au-delà des races,
et il organise systématiquement l'obscurantisme.
Avec les libertés
démocratiques, doit disparaître la science pour être remplacée
par la mystique.
Maintenant, le capitalisme se rebelle contre la science.
Cette mystique doit, par l'ignorance, maintenir les hommes dans un état
de crédulité illimitée, les rendre totalement obéissants,
mais disponibles pour la guerre.
C'est pourquoi la mystique elle-même
doit être une mystique de haine et d'excitation; elle ne doit pas être
un arôme spirituel; elle ne doit connaître que l'odeur du sang.
L'éducation doit être remplacée par l'élevage
d'une nouvelle race humaine. L'homme idéal pour le racisme, c'est le
robot, dont l'aryen n'est que l'enveloppe qui le rend présentable.
L'âme raciale, la Rassenseele, que les nazis veulent inculquer
aux hommes, c'est l'âme d'esclave, celle qui est capable de rendre l'homme
aussi semblable que possible au robot.
Après tant d'ersatz, le grand
capital allemand essaie de fabriquer l'ersatz de l'âme humaine.
Il veut imposer les ténèbres au pays où sous influence
des lumières françaises et en contact avec elles, se sont développées
les lumières allemandes, cette Aufklaerung qui évoque les
plus grand noms de la philosophie classique et de la littérature en Allemagne,
depuis Kant et Goethe jusqu'à Hegel.
Goethe voulait toujours plus
de lumières: se sont ses dernières paroles.
Les nazis, eux,
veulent toujours moins de lumières et plus de ténèbres.
C'est pourquoi ils passent sous silence ou falsifient grossièrement les
grands penseurs de l'Aufklaerung.
La bourgeoisie révolutionnaire était matérialiste.
Avec
la science dont elle avait besoin, elle se rebellait contre l'Eglise.
Cette
fois, c'est le prolétariat qui a besoin de la science et c'est lui qui
fait cause commune avec elle.
Dès le XIXe siècle, la bourgeoisie
proclame qu'il faut une religion au peuple.
A l'époque du capitalisme
pourrissant, elle va chercher refuge jusque dans les formes les plus barbares
de la mystique, dans la mystique du sang et de la race, s'efforçant de
recréer les ténèbres dans les âmes afin de se sauver.
Rosenberg sait ce qu'il fait quand il interdit de chercher derrière
la race: derrière «le grand aryen blond aux yeux bleus», il y
a la racaille cosmopolite de l'oligarchie capitaliste.
C'est pourquoi en Allemagne
même, le grand aryen blond aux yeux bleus peut être prêché
par Hitler qui n'a pas les yeux bleus, qui n'est ni blond, ni grand, ni même
aryen, pour cette simple raison qu'il n'en existe pas.
Mais Mussolini prêche
lui aussi le grand aryen nordique, et les capitalistes japonais font aussi du
racisme.
Mais quels que puissent être les efforts du capitalisme pour se sauver
en extirpant de la conscience humaine les lumières de deux mille années
de civilisation, il ne peut y parvenir.
D'abord, la sixième partie du
globe lui échappe, et l'Union Soviétique, rempart de la paix,
est, en même temps, le rempart de la civilisation.
Le pays du socialisme
est aussi le pays de la raison, le foyer des lumières.
Le fascisme ne peut abolir cette loi selon laquelle c'est l'existence qui détermine
la conscience.
Il a beau vouloir loger dans le cerveau des hommes du XXe siècle
des fables qui correspondent aux conditions d'existence de l'homme au Xe siècle.
Les conditions d'existence restent celles du XXe siècle.
Il a beau vouloir
inculquer au prolétariat industriel la mentalité des anciens Germains:
leurs conditions d'existence -l'exploitation capitaliste - reforment tant qu'elle
dure leur conscience de prolétaires révolutionnaires.
D'où
précisément la violence inouïe du fascisme, pour tenter de
réaliser ce qui est irréalisable.
Mais cette violence elle-même,
signe de sa faiblesse, dresse les masses laborieuses toujours davantage contre
elle, d'autant plus que se développent les conséquences de ces
contradictions du capitalisme que le fascisme ne peut résoudre, mais
seulement aggraver.
Au service du grand capital, Hitler et ses pareils ont créé l'Enfer
sur terre. Les masses martyrisées n'iront pas transporter encore une
fois au ciel leur protestation contre la misère et la guerre.
Pendant que la bourgeoisie devenue conservatrice s'est détournée
du matérialisme, celui-ci demeura intact dans les larges masses du peuple
français.
L'avant-garde du prolétariat révolutionnaire
adopta le matérialisme moderne: le matérialisme dialectique et
le matérialisme historique qui constituent, comme l'écrit l'Histoire
du Parti bolchevik, «le fondement théorique du communisme, les principes
théoriques du Parti marxiste».
Les Partis communistes sont les seuls partis marxistes.
Les Partis de la IIe
Internationale répudient ouvertement le matérialisme dialectique,
sans lequel il n'y a pas non plus, comme nous l'avons vu de matérialisme
historique.
Mais parce que seul le matérialisme historique peut constituer
la base scientifique de l'action politique, notre Parti seul, base son action
sur la science.
Dans notre Parti, il ne savait être question d'élaborer
des résolutions par voie de conciliation et de synthèses entre
les opinions ayant les origines les plus variées.
Les résolutions
de notre Parti sont destinées à fixer son action par l'analyse
des faits et les intérêts des masses populaires.
Cette science,
qui est la nôtre, est le fruit d'une longue évolution dont la philosophie
des lumières est l'une des étapes les plus décisives.
Voilà
pourquoi nous en sommes les héritiers et les continuateurs.
Nous le sommes
encore parce que seul notre Parti accomplit méthodiquement ce travail
qui fut, au XVIIIe siècle, celui des Encyclopédistes.
Notre Parti
est seul à diffuser dans les masses les lumières de la science
sur les questions économiques, sociales et politiques.
Ailleurs, sans
aucune exception, il ne s'agit pas d'éduquer les masses, mais de leur
faire prendre, selon le mot de Descartes, «un peu de cuivre et de verre pour
de l'or et du diamant».
Et cela dans le meilleur des cas.
Mais, en même temps, c'est notre Parti qui défend seul, d'une
manière conséquente, la science contre l'obscurantisme, et c'est
ce qui lui vaut la sympathie des meilleurs représentants de la science
et de la littérature françaises.
Ailleurs, l'abdication devant
l'agresseur sur le plan politique, se double d'une abdication devant la mystique
obscurantiste : Esprit de Munich et Munich de l'Esprit.
Les mystiques de lâcheté et d'esclavage traduisent la décadence
d'une classe qui fut révolutionnaire.
Le Parti Communiste, parti des
forces d'avant-garde de la Société, est le Parti de la raison
militante.
C'est ainsi que notre Parti continue la pensée la plus française,
celle des Encyclopédistes.
Il s'en montre le vrai continuateur; il la
continue en l'enrichissant, en la rendant vivante et agissante.
NOTES
(1) Sauf indication contraire, voir, pour les textes
d'Engels, l'introduction de Socialisme utopique et socialisme scientifique;
pour ceux de Marx Contribution à l'Histoire du Matérialisme
français (dans Marx et Engels Études philosophiques).
(2) Albert Bayet : «Qu'est-ce que le rationalisme?» p.77
(3) Lire en particulier dans l'Histoire du P.C.(b) de l'URSS, le chap. IV, §
2.